Qui n’a pas entendu parler d’Ibn-Rochd? Averroès, si vous préférez. Ce contemporain de Maïmonide, né comme lui à Cordoue. Maïmonide, grand maître du judaïsme, qui rédigea plus d’un de ses ouvrages en arabe. Le premier est mort à Marrakech, le 10 décembre 1198; le deuxième, à Fostat (Égypte), le 13 décembre 1204.
Averroès, le savant arabo-andalou, rationaliste, célèbre pour ses «Commentaires» d’Aristote, eut nombre de disciples, les «Averroïstes», jusqu’au sein de l’Université de Paris, au grand dam de Thomas d’Aquin. Éminent maître en scolastique, le saint dominicain avait bien potassé Averroès, chez qui il trouva, même dans la contradiction, matière à opérer la réconciliation entre la foi et la raison…
Averro… Est-ce le nom d’une plante?
Justement, samedi 20 mai, il fut question de Thomas d’Aquin, sur une chaîne française d’info en continu: CNews, dans l’émission intitulée sobrement «En quête d’esprit». Seulement, question «quête», si Aristote fut «omniprésent», pas un instant, pas une fois le nom d’Averroès ne fut prononcé, ni par l’animateur de l’émission, ni par sa chroniqueuse attitrée, ni même par les débateurs, des spécialistes de la question!
«Averroès», kézako? Sur CNews, j’imagine la gêne: comment dites-vous, déjà? Averro, est-ce… un nom de plante? Allez savoir, public chéri de la chaîne au slogan si prometteur: «Venez avec vos convictions, vous vous ferez une opinion!». Slogan malin, il faut le reconnaître. Si malin que les téléspectateurs, qui viennent avec leurs opinions, repartent avec les convictions de la chaîne!...
Rappelons que pour Averroès, la raison et la foi sont autonomes, contrairement à la théorie développée par Al-Farabi pour qui la raison prime la foi, alors que chez Al-Ghazali, c’est l’inverse: la raison doit être subordonnée à la foi. L’on comprend pourquoi, après avoir puisé des éléments de réflexion chez Al-Ghazali, Thomas d’Aquin se fût retourné contre Averroès et ses disciples (chrétiens), dénonçant dans un pamphlet célèbre («De l'unité de l'intellect contre les Averroïstes») la théorie de la «double vérité». Que Thomas d’Aquin eût raison ou non, que, dans sa volonté de confondre Averroès et surtout les Averroïstes, il eût réussi sa réfutation ou non, la question n’est pas là: comment est-il possible, de nos jours, de consacrer toute une émission et un débat entre sachants sur saint Thomas d’Aquin sans que le nom d’Averroès ne soit prononcé?
Et il n’y a pas que l’auteur arabo-andalou qui fut zappé: même Avicenne (Ibn-Sina), CNews l’a passé à la trappe! Avicenne que Thomas d’Aquin préférait d’ailleurs à Averroès, jusqu’à lui emprunter nombre de références: dans La Distinction de l’essence et de l’existence d’après Ibn Sina, un essai paru en 1937, Marie-Amélie Goichon recense une quarantaine de passages de Thomas d’Aquin se rapportant à l’œuvre d’Avicenne! Voire: «La pensée d’Avicenne est implicitement présente dans l’ensemble de l’œuvre de Thomas d’Aquin sans que l’auteur soit nécessairement mentionné.» (1) Eh bien! Avicenne, lui aussi, se vit refuser le visa, pardon, je voulais dire: le droit de cité. Et pourtant, on nous dit qu’il faudrait recourir à Ibn-Sina «pour comprendre la manière de parler de saint Thomas d’Aquin qui, surtout, dans ses premiers écrits, reprend bien des choses à Avicenne» (2)
Cachez-moi ces noms que je ne saurais entendre!
Étonnant, non? Je dirai plutôt: étonnant? Non. Nuance… Parce que sur CNews, qui fut longtemps la résidence secondaire d’Éric Zemmour, on la joue protectionniste. Vous connaissez la parabole des torchons et des serviettes… On y est! Mais… protectionnisme, même dans le savoir, même dans la science? Quel rapport avec le débat sur l’immigration? C'est la question que je me suis posée, et que j'ai posée, sur Twitter, au responsable de l'émission et à sa principale chroniqueuse. Naïf que je suis…
Le deux poids deux mesures pratiqué par certaines chaînes, je le constate depuis des années. Mais qu’en matière de spiritualité et d’ouverture au savoir, l’on fasse dans le parti pris, quelle hérésie! Oui, cachez-leur ces noms…
En suivant l’émission en question, j’avais tout entendu, sur saint Thomas d’Aquin: «Rat de bibliothèque», «intellectuel hors normes», «habitué à la disputatio», «maître dans la manière de formuler des objections», «a marqué son temps», «fécondité de son intelligence», et surtout: «Pour lui, la foi était compatible avec la raison.» Tiens, ça me rappelle quelqu’un!... Oui, j’avais tout entendu, et aucune référence à Averroès, et pas même à Avicenne! Zapping! Même, parmi les débatteurs, un philosophe, Frédéric Guillaud, qui, je cite: «a beaucoup travaillé Aristote», n’a pas jugé utile d’évoquer Averroès et son «Grand Commentaire» sur le Traité de l’âme («De anima») d'Aristote! Son voisin, le père Margelidon, avait rappelé que chez saint Thomas d’Aquin, la foi et la raison ne s’opposent pas. Là, aussi, exit Averroès! Même pas, pour souligner l’opposition: Thomas d’Aquin Contre Averroès (Flammarion, 1994), ouvrage sur lequel le journal La Croix s’était penché, il y a longtemps, dans un long article intitulé: «Averroès et Thomas d'Aquin au centre de la querelle d'Aristote» (3). Et c’est dans ce même article que le journaliste évoqua un épisode honteux, la pire des infractions que pouvait commettre un intellectuel à l’endroit de la vérité historique.
Que l’on en juge: «L'apport des Arabes dans la transmission de la philosophie grecque à l'Occident serait quasi nul.» Tel quel! Mais heureusement que, dans ce pays des Lumières, il reste encore des esprits pour sauver l’honneur: la bêtise proférée par Sylvain Gouguenheim, dans son livre Aristote au Mont-Saint-Michel, provoqua un déluge d’articles et de pétitions réunissant des dizaines d’historiens… Oui, l’honneur était sauf. Merci qui?... Pas CNews, en tous cas.
(1) Hervé Pasqua, «La réception d’Avicenne dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin»
(2) F. Van Steenberghen, Revue philosophique de Louvain, tome 5, 1947, p. 111.
(3) Article : Averroès et Thomas d'Aquin au centre de la querelle d'Aristote
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
Twitter: @SGuemriche
NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.