Cette année est une année importante pour la Turquie, pays membre du G20, et pas seulement parce qu'elle marque le 100e anniversaire de la république. Les élections présidentielle et législatives de dimanche ont des conséquences importantes sur le plan national, mais aussi sur le plan international.
En effet, la politique étrangère turque pourrait se trouver à un tournant décisif si le président du pays, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, est battu. Sa politique étrangère était principalement pro-occidentale pendant son mandat de Premier ministre, de 2003 à 2014, et pendant la majeure partie de son mandat présidentiel, de 2014 à 2018. Toutefois, les changements se sont intensifiés après la tentative de coup d'État de 2016, et depuis, il entretient également des liens cordiaux avec d'autres États, en particulier avec la Russie, dans le cadre de ce qu'il appelle sa «politique étrangère indépendante».
Dans ce contexte, la politique intérieure turque a récemment retardé un certain nombre de décisions clés en matière de politique étrangère, notamment l'approbation de l'adhésion de la Suède à l'Otan. Que ce soit Erdogan ou le leader de l'opposition, Kemal Kilicdaroglu, qui remporte les élections, il est probable que les objections d'Ankara à l'adhésion de Stockholm à l'alliance militaire finiront par s'estomper.
Une autre implication internationale clé des élections réside dans le renouvellement imminent de l'accord sur les céréales de la mer Noire avec la Russie, l'Ukraine et les Nations unies, qui expire le 18 mai. Son importance est soulignée par le fait que près de 30 millions de tonnes de denrées alimentaires ont été exportées d'Ukraine depuis l'été dernier, dont près de 600 000 tonnes de céréales destinées à des opérations d'aide dans des pays tels que l'Afghanistan, l'Éthiopie et la Somalie.
Une autre implication internationale clé des élections est le renouvellement imminent de l'accord sur les céréales de la mer Noire.
Andrew Hammond
Si Erdogan conserve le pouvoir, il y a de fortes chances que l'accord soit prolongé, car sa candidature est soutenue par Vladimir Poutine. En revanche, une reconduction de l'accord est nettement moins probable si Kilicdaroglu remporte la présidence. Cela s'explique en grande partie par le fait que la Russie se méfie de lui ainsi que d'autres dirigeants de l'opposition, notamment parce que certains d'entre eux se positionnent ouvertement contre la guerre en Ukraine. Ahmet Davutoglu est l'une des personnalités les plus critiquées par Poutine.
Alors qu'il était Premier ministre de 2014 à 2016, Davutoglu a accusé la Russie de tenter un «nettoyage ethnique» avec ses frappes aériennes dans le nord de la Syrie. Les relations entre Ankara et Moscou se sont également effondrées à la fin de l’année 2015 après que la Turquie a abattu un avion de guerre russe à sa frontière avec la Syrie, Ankara insistant sur le fait que l'avion était visé parce qu'il avait pénétré dans son espace aérien, ce que Moscou nie.
Les décideurs du monde entier suivront donc de près ces élections. L'une des raisons pour lesquelles le résultat reste incertain à ce stade est la possibilité de nouvelles surprises dans les jours à venir. Dans ce contexte d'incertitude, il existe au moins quatre scénarios clés qui pourraient aider à éclairer – plutôt qu'à prédire exactement – la suite des événements. Pour les gouvernements et les organisations, y compris les entreprises, cet exercice peut aider à se préparer en effectuant des tests de résistance face à une série d'évolutions plausibles afin d'atténuer les risques. Il peut également leur permettre de saisir d'éventuelles opportunités pour renforcer leur avantage concurrentiel dans un environnement en évolution rapide.
Alors qu'un grand nombre de commentateurs prédisent la fin de l'ère Erdogan, le président sortant est résistant et une nouvelle victoire n'est pas à exclure, peut-être parallèlement avec des gains législatifs pour l'opposition, ce qui pourrait faire perdre le contrôle de la chambre à son parti, l'AKP. Dans l'ensemble, ce scénario – que l'on pourrait appeler «les défis politiques d'Erdogan s'amplifient» – serait probablement neutre, voire négatif, pour l'économie.
Dans cette hypothèse, Erdogan pourrait être entravé dès le premier jour de son nouveau mandat. Bien qu'il reste le plus important animal politique de Turquie, son pouvoir s'affaiblirait et il pourrait perdre l'occasion de définir sa succession.
Comme les perspectives économiques risquent de se détériorer considérablement, Erdogan envisagera probablement de procéder à de sérieux ajustements macroéconomiques, y compris en matière de politique monétaire, pour adopter une position plus orthodoxe. Cependant, il pourrait bien ne pas jouir du pouvoir et de la marge de manœuvre nécessaires, qu’il aurait eus avec un mandat politique plus fort.
Alors que beaucoup prédisent la fin de l'ère Erdogan, le président sortant est résistant et une nouvelle victoire n'est pas à exclure.
Andrew Hammond
Les résultats des élections étant très incertains, il reste également très plausible qu'Erdogan perde de peu la course à la présidence au profit de Kilicdaroglu. Cela serait sans doute le pire des scénarios pour de nombreuses entreprises du pays. En effet, Erdogan pourrait contester le résultat, à l'instar de Donald Trump aux États-Unis depuis novembre 2020, ce qui compliquerait sérieusement la tâche de Kilicdaroglu.
Ce scénario – que l'on pourrait appeler «l'ombre d'Erdogan plane» – sera probablement négatif pour l'économie et le nouveau président n'aura probablement pas le pouvoir de réaliser son objectif – revenir à un système politique parlementaire, où le contrôle des activités économiques et gouvernementales est assuré par le corps législatif.
Si les variantes de ces deux scénarios sont les plus probables, il existe d'autres résultats moins plausibles qui remodèleraient encore plus radicalement le pays. Le premier, que l'on pourrait appeler le scénario du «triomphe d'Erdogan», verrait ce dernier remporter une large victoire à l’élection présidentielle et son parti obtenir également la majorité au sein du corps législatif. Cela pourrait annoncer un changement majeur de la politique économique, avec des mesures relativement radicales, parmi lesquelles une politique monétaire beaucoup plus stricte.
Toutefois, le meilleur scénario pour l'économie est le plus improbable: une victoire inattendue de l'opposition aux élections présidentielle et législatives – ce que l'on pourrait appeler le scénario de la «nouvelle ère politique». L'amélioration de la confiance des investisseurs, soutenue par un accord potentiel avec le Fonds monétaire international, serait probablement renforcée par un changement de politique étrangère en faveur de l'Occident.
C'est pourquoi les élections de dimanche définiront l'avenir de la Turquie pour des années. Bien que tous les scrutins soient importants, ceux-là seront plus cruciaux que la plupart des autres, car c'est l'avenir de l'ère Erdogan, qui a duré deux décennies, qui est en jeu.
Andrew Hammond est associé à LSE Ideas à la London School of Economics.
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.