De violents affrontements ont éclaté au Soudan le week-end dernier, opposant les Forces armées soudanaises fidèles à Abdel Fattah al-Burhan, le général qui dirige le conseil de gouvernement du pays, aux Forces de soutien rapide (FSR), un groupe paramilitaire estimé à 100 000 hommes dirigé par l'adjoint d'Al-Burhan, Mohammed Hamdan Dagalo, également connu sous le nom de Hemedti.
Malgré les appels internationaux à un cessez-le-feu, la violence s'est rapidement propagée, menaçant de plonger le pays dans une guerre civile totale. En l'absence d'interventions diplomatiques efficaces ou d'autres efforts de limitation des différends, ce qui a commencé par des fusillades dans des villes soudanaises pourrait potentiellement engloutir une région plus vaste déjà en proie à de graves bouleversements, notamment le Sahel qui demeure fragile, et la Libye, un pays en conflit.
Les faits vérifiés restent pour l'instant peu nombreux, ce qui rend difficile l'analyse des conséquences exactes du retour aux armes au Soudan. Toutefois, les raisons pour lesquelles la confrontation a eu lieu sont bien claires.
Même après que l'ancien président Omar Bachir a été renversé par un coup d'État en 2019, le Soudan est demeuré plongé dans la tourmente en raison de fréquentes manifestations, des effets durables de la pandémie de Covid-19, ainsi que des divisions et des luttes incessantes au sein des institutions gouvernementales émergentes, qui, pour la plupart, ne disposent pas des moyens nécessaires pour gérer une transition troublée.
Un accord minimal de partage du pouvoir a donné un semblant de gouvernement vaguement uni, avec de profondes divisions et une polarisation au sein du Conseil souverain de transition qui ont gravement compromis sa capacité à s'attaquer aux racines profondes de l'angoisse des civils et de la frustration croissante du peuple, notamment économiques et politiques, liées à une marginalisation sociale.
Toutefois, il a au moins permis de recueillir un soutien suffisant pour mettre en place l'accord de paix controversé de Juba avec plusieurs groupes rebelles en octobre 2020, première étape vers la réparation des nombreux maux du Soudan dans le contexte post-Bachir.
Malheureusement, la mise en œuvre de l'accord s'est heurtée à de nombreuses difficultés, parce que les factions militaires et civiles du Conseil souverain n'avaient pas été d'accord sur la manière dont il convenait d'accorder la légitimité et l'autorité à des rivaux acharnés qui se transformaient en futurs politiciens, ce qui n'a fait qu'exacerber les tensions existantes.
Parallèlement, l'économie soudanaise était au bord du gouffre alors que les taux d'inflation record, la flambée des prix de denrées alimentaires et les pénuries de carburant mettaient à mal un pays qui luttait pour se débarrasser des effets dévastateurs de la Covid-19, suscitant un mécontentement populaire toujours plus important, que la nomination d'un chef du gouvernement civil ne pouvait apaiser.
Après le coup d'État militaire d'octobre 2021, d’importantes manifestations ont à nouveau eu lieu à Khartoum et dans d'autres villes du Soudan. La population, menée par des organisations de la société civile, a exigé la libération immédiate des dirigeants civils qui avaient été arrêtés et la fin du régime militaire. Les militaires ont réagi par la force, faisant un certain nombre de morts et de blessés parmi les manifestants. Sous une immense pression publique, Al-Burhan a finalement libéré le Premier ministre Abdallah Hamdok un mois plus tard.
Al-Burhan et Hamdok ont par la suite annoncé un accord politique visant à rétablir l'accord de partage du pouvoir et à ouvrir la voie à une transition pacifique vers un régime civil. Cependant, l'accord a été accueilli avec scepticisme parmi la population et les membres des organisations de la société civile, qui ont fait valoir qu'il manquait de transparence et ne garantissait pas la fin du régime militaire.
A posteriori, les motivations derrière le coup d'État étaient complexes et multidimensionnelles, allant au-delà des simples préoccupations concernant les innombrables crises du pays, de l’accord de paix avec des groupes rebelles qui valait moins que le papier sur lequel il était écrit, et même du rôle des acteurs internationaux tels que les États-Unis, l'Égypte et l'Éthiopie, pour n'en citer que quelques-uns.
Les effets dévastateurs de la politique transactionnelle d'Omar Bachir et de son exploitation des milices continueront à faire des ravages.
Hafed al-Ghwell
Néanmoins, ce coup d'État a révélé la fragilité de l'accord de partage du pouvoir, les profondes divisions entre les factions militaires et civiles, ainsi que la manière dont les deux parties utilisaient le mécontentement de la population pour justifier l'exclusion de l'autre partie d’un pouvoir décisionnel crucial dans le cadre d’un lent processus de transition.
Les tensions ont commencé à s'aggraver à la fin de l'année dernière après que les dirigeants soudanais ont signé un accord censé servir de base à un nouveau gouvernement dirigé par des civils et écarter la junte militaire qui avait pris le pouvoir par la force en octobre 2021.
Toutefois, l’accord-cadre en question a souvent mis en veilleuse un certain nombre de questions complexes, entre autres la réforme du secteur de la sécurité, dans l'espoir de parvenir à «un gouvernement d'ici la fin du Ramadan», comme demandé par les diplomates étrangers.
Il a également initié un processus politique extrêmement vague et irréaliste établi sur des compromis fragiles et formé en peu de temps, à la demande d'acteurs internationaux impatients, ce qui n'a fait qu'accroître les tensions latentes.
Après qu'Al-Burhan a exclu les Forces de soutien rapide des réunions sur les réformes du secteur de la sécurité qui exigeaient l'intégration de la milice dans les Forces armées soudanaises dans un délai de deux ans, Dagalo s'est mis à renforcer et à positionner ses troupes autour de la capitale Khartoum, en prévision d'un affrontement armé. Elles se sont déployées à des endroits stratégiques ou à proximité de la ville, notamment autour d’un aéroport où étaient basés des avions de combat soudanais et égyptiens.
Les forces d'Al-Burhan y ont vu une escalade visant à renverser l'avantage aérien des Forces armées soudanaises et à vraisemblablement mettre la main sur une partie de leur armement lourd, suscitant des mises en garde selon lesquelles la situation sécuritaire au Soudan se dégraderait grandement à moins d’un retrait des Forces de soutien rapide.
Mais le retrait n’a pas eu lieu, et ainsi, au lieu qu’il n’y ait de longues négociations sur la façon d'intégrer les deux groupes selon un programme plus approprié, des rivalités intenses, des divisions et des mécontentements ont été déclenchés, prenant manifestement les voisins du Soudan au dépourvu.
Un conflit prolongé entre les deux groupes armés risque de nuire aux pays voisins du Soudan et de la région, tels que le Tchad, l'Égypte, l'Érythrée et l'Éthiopie, d'autant plus que les parties soudanaises opposées semblent être à égalité de force. Le discours belliqueux montre clairement que leurs dirigeants sont actuellement déterminés à se détruire l’un l’autre. C'est peut-être le point culminant de leur lutte pour l'influence et l'autorité, qui est enracinée dans le mandat de l'ancien dirigeant autocratique Bachir.
Au début des années 2000, Bachir a armé des tribus arabes pour lancer une violente contre-offensive à l’encontre des factions armées majoritairement non arabes qui s'opposaient à l’inaction et à la gestion du gouvernement. Sa stratégie s'est avérée efficace, mais a entraîné d’importantes pertes humaines, notamment 300 000 morts au Darfour au cours d'un conflit de six ans.
Puis, dans un effort pour «protéger» son régime, Bachir a intégré les milices tribales arabes du Darfour dans les Forces de soutien rapide, et a nommé Dagalo à la tête d'une force qui est devenue de facto une «garde présidentielle» exclusivement soumise à Bachir.
Par la suite, le pouvoir exercé par les Forces de soutien rapide s'est étendu à mesure qu'elles prenaient le contrôle d'opérations d'extraction d'or lucratives, bien qu'illégales, ainsi que de généreux financements de l'étranger en échange du déploiement de ses membres en tant que mercenaires dans d'autres points chauds.
En outre, le fait que Dagalo était proche de Bachir lui a permis de nouer des relations personnelles avec des voisins régionaux, et même de rechercher la collaboration du célèbre groupe Wagner, qui a commencé à faire des incursions au Soudan peu de temps après le voyage de Bashir à Moscou en 2017 pour présenter au président Vladimir Poutine l'idée du Soudan comme «porte d'entrée vers l'Afrique.»
Grâce à leurs ressources financières considérables et à leurs appuis internationaux, les Forces de soutien rapide se sont rapidement imposées comme un redoutable rival de l'armée soudanaise conventionnelle. Dagalo a entrepris d’établir les bases d'une éventuelle confrontation avec l'État soudanais en instrumentalisant le processus de transition pour contrecarrer les ambitions d'Al-Burhan, ce qui impliquait souvent le soutien des appels civils en faveur de la fin du régime militaire, même si les Forces de soutien rapide faisaient partie de ce régime.
Une fois l'accord-cadre signé, la dynamique déjà complexe de la politique soudanaise, caractérisée principalement par l'antagonisme entre civils et militaires, s’est davantage compliquée. Al-Burhan et Dagalo se sont lancés dans une quête pour obtenir le soutien des factions civiles et des groupes rebelles, tout en recherchant simultanément le soutien des régions périphériques, loin de leurs bastions urbains respectifs.
Par conséquent, les tentatives d'entreprendre des réformes globales du secteur de la sécurité qui auraient effectivement neutralisé Dagalo sont devenues de plus en plus irréalistes, mettant en opposition les deux principales entités militaires du pays.
La communauté internationale, quant à elle, insiste étrangement sur le fait qu'il n'existe que peu ou pas de divergences fondamentales entre les forces soudanaises, susceptibles d'entraver les progrès vers la résolution des problèmes épineux du pays.
Cependant, pour la plupart des Soudanais, il était déjà clair à la fin de l'année dernière qu'un conflit entre Al-Burhan et Dagalo serait inévitable.
Quelle que soit l'issue du conflit et les pertes probablement dévastatrices qui en résulteront, le Soudan sera une fois de plus confronté à un dilemme insurmontable, et ce ne sera pas l'appel résolu à la démocratie qu'une population enragée réclamait après avoir mis fin au règne de Bachir.
Les effets dévastateurs de la politique transactionnelle d'Omar Bachir et de son exploitation des milices continueront à faire des ravages, ayant trouvé une nouvelle vie politique dans les ambitions de Dagalo, continueront de faire des ravages qui, comme toujours, coûteront la vie à des innocents.
• Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l'Initiative stratégique Ibn Khaldoun à l'Institut de politique étrangère de la Johns Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington, D.C., et ancien conseiller du doyen du conseil d'administration des directeurs exécutifs de la Banque mondiale. Twitter : @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com