En mars, j’ai rencontré Mohamed, 36 ans, célibataire, à Meknès au Maroc lors d’une conférence au lycée où il enseigne le français. Il arrivait de Kiev. C’est un Franco-Algérien, routard, né en France, à Hénin-Beaumont, ville dirigée par le Rassemblement national (RN). Ce personnage riche en humanité parcourt la planète pour s’enrichir l’esprit. Son récit ukrainien est édifiant…
Il a débarqué en Ukraine par hasard, dit-il, il y a cinq ans. Il avait postulé pour être professeur de français langue étrangère (FLE) auprès d’ambassades dans trois pays qui l’intéressaient: le Qatar, la Libye et la Corée du Sud. Finalement, on lui a proposé l’Ukraine. L’enseignant stagiaire qui assurait à Kiev les cours de français ne souhaitait plus y rester: le climat l’indisposait, il ne parlait pas russe et la solitude lui pesait. Il a quitté son poste une semaine après sa prise de fonction. L’ambassade de France a alors contacté Mohamed. Il s’est dit: «pourquoi pas?»
C’était une opportunité de découvrir ce pays qui lui était inconnu et dont l’image lui rappelait des paysages soviétiques. Il a fait ses bagages. Pour un contrat d’un an. C’est bizarre, se souvient-il, dès son arrivée, lui qui ne mange que halal craignait de ne pas trouver la nourriture qui lui conviendrait. Heureusement, le jour de son débarquement, entre l’aéroport et le centre-ville, en voyant des chaînes de fast-food, il a été rassuré… Dans ce type de restaurant, il pourrait trouver des plats végétariens, du poisson comestible pour un musulman...
«Quand je suis arrivé à Kiev, la plupart des gens parlaient russe.» Il se souvient que beaucoup d’Ukrainiens avaient de la famille en Russie ou dans les régions où la langue russe prédomine (est, sud). Depuis le conflit, beaucoup voulaient montrer leur patriotisme à l’Ukraine en ne parlant qu’ukrainien… Il a appris le russe en rencontrant des Ukrainiens, en jouant au foot avec eux, en se mêlant à eux dans la vie quotidienne. Selon lui, pour s’intégrer dans une société, il faut apprendre la langue, c’est essentiel pour être compris, comprendre les gens et se faire respecter. Avant de partir pour Kiev, il avait acheté Le Russe pour les Nuls d’où il a tiré quelques notions, mais sur place c’était beaucoup plus agréable de le pratiquer…
Quand je lui demande si, en tant que musulman, Franco-Algérien, il a vécu le racisme en Ukraine, il rétorque: «Pas du tout. Ici, ce n’était pas un handicap. Au contraire, les gens me jugeaient selon mes compétences et non pas mon origine ou ma religion, ce que l’on vit hélas parfois, voire assez souvent, en France.»
Aujourd’hui, Mohamed travaille au Maroc, il s’y plaît, mais il fait chaque nuit le même rêve: repartir en Ukraine. C'est «chez lui», là-bas.
Quand les premiers bombardements russes ont frappé à Kiev, il dormait tranquillement chez lui, il commençait son travail à 14 heures. Vers 8 heures du matin (trois heures après les bombardements), il s’est réveillé, il a regardé son téléphone: quarante appels manqués étaient signalés. Il s’est dit: «Quelque chose de grave se passe!» Il a lu les messages: des missiles avaient frappé le territoire ukrainien. Des missiles russes! Panique. Il devait fuir. Se sauver. Il a ramassé à la hâte une couverture, un oreiller, une bouteille d’eau, des vêtements, des objets de valeur, pris une douche et il s’est dit: «Sortir de Kiev et du pays va être long. Sois fort Mohamed!» Il a prié. Il a pensé à sa mère. «Elle avait peur pour moi. Je l’ai rassurée…»
Immédiatement, il a contacté un couple d’amis français et un Algérien qu’il connaissait. Le couple avait pris de l’avance pour quitter la ville, mais devait faire le plein d’essence. Pas facile: les stations étaient bondées. Une fois sur la route, Mohamed voyait des queues sans fin devant les banques, les magasins… «C’était apocalyptique.» Heureusement, il avait le plein d’essence et pouvait avancer, fuir. Grâce au portable, il a pu rattraper le couple. Ensemble, ils se sentaient mieux. Avec son ami algérien, ils ont foncé vers la frontière polonaise. Pour quitter Kiev, il leur a fallu cinq heures, les bouchons saturaient les voies, ensuite neuf longues heures de route pour atteindre la Pologne. Là, ils ont attendu vingt-quatre heures. Dans l’hiver glacial de l’Ukraine, il fallait laisser tourner le moteur pour se réchauffer.
À la frontière, Mohamed raconte qu’il n’a ressenti aucun racisme de la part des douaniers et policiers, non. Ils faisaient bien leur travail. «Ce qui m’a le plus surpris était le sang-froid et la discipline des Ukrainiens.» La foule faisait la queue, disciplinée. Comme dans les stations-service. «C’était admirable…» En regardant le chaos, Mohamed ne réalisait pas que la guerre était déclarée. Une fois en Pologne, il allait rentrer en France, bien sûr, mais c’était dur, le choc émotionnel était trop grand. Il quittait ce qu’il aimait. Lui et son ami algérien étaient inquiets, en traversant la Pologne, ils ignoraient les intentions de Poutine: allait-il bombarder la frontière? La Pologne? «On ne savait rien. La guerre crée une tension étrange…»
Aujourd’hui, il travaille au Maroc, il s’y plaît, mais il fait chaque nuit le même rêve: repartir en Ukraine. C'est «chez lui», là-bas. Il a la nostalgie de ce pays, comme ses parents l’ont de l’Algérie. Il veut y retourner. «Je suis amoureux de Kiev et ses habitants.» Il rêve que la guerre s’arrêtera bientôt et qu’il pourra retrouver sa vie d’avant, ses amis. «J’y crois, je prie pour la paix.» Inchallah.
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche au CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français