ANKARA : Le Dr. Ahmet Erdi Ozturk, conférencier à l'université métropolitaine de Londres, vit à l'étranger depuis neuf ans. Il s'y est même marié et a eu un enfant, loin de son pays d'origine et de ses parents. « Il est psychologiquement très difficile d'être membre de la diaspora » affirme-t-il.
Cependant, lorsqu'on lui demande s'il serait prêt à retourner en Turquie pour un poste universitaire avec un salaire plus élevé, il décline : « Il n'y a ni stabilité ni perspectives dans le milieu universitaire, et encore moins en politique. »
Récemment, plusieurs universitaires étrangers engagés pour enseigner à l’université Sehir d’Istanbul se sont retrouvés sans emploi et sans espoir après que l’université, fondée par l’ancien Premier ministre turc Ahmet Davutoglu, ait été fermée du jour au lendemain par un décret présidentiel.
Cette décision faisait suite à un long différend entre Davutoglu et son ex-allié le président Recep Tayyip Erdogan, après que le premier ait fondé son propre parti, le Parti de l’avenir.
Ozturk, expert en politique turque et spécialiste de la diaspora, affirme que les Turcs sont de plus en plus déçus par le népotisme qui se généralise dans le pays, en particulier depuis la crise économique.
Mansur Yavas, le maire d’Ankara affilié à l’opposition, a récemment divulgué la liste de ceux qui avaient été illégalement employés par la municipalité à l’époque de son prédécesseur, Melih Gokcek, figure controversée du gouvernement.
« La démocratie a un impact sur la vie quotidienne, déclare Ozturk à Arab News. Sans piston, les jeunes sont à peu près certains de ne pas trouver d’emploi. De nombreux citoyens ont le sentiment d’avoir perdu même leurs libertés fondamentales. »
Il ajoute que, pour le moment, il est presque impossible de « reconquérir » cette génération, car certains jeunes diplômés choisissent de partir définitivement, entraînant une fuite des cerveaux. Le nombre d’émigrants a d’ailleurs augmenté de 2 % en 2019 par rapport à l'année précédente.
Selon des données officielles de l'Institut statistique de Turquie géré par l'État, pas moins de 330 289 personnes ont quitté le pays l'année dernière. Environ 40,8 % d’entre elles avaient entre 20 et 34 ans.
Seren Selvin Korkmaz, directrice exécutive de l'Institut de recherche politique d'Istanbul, précise que des études récentes montrent que les jeunes quittent la Turquie principalement pour obtenir de meilleures conditions de vie, trouver des opportunités d’emploi, et bénéficier de davantage de libertés.
« La migration devient une stratégie de fuite face aux difficultés quotidiennes dans le pays. Le chômage des jeunes y est supérieur à 25 %. Beaucoup dépendent toujours financièrement de leur famille ou travaillent pour des salaires de misère, affirme Korkmaz à Arab News. Dans ces conditions, les jeunes pensent qu’ils n’ont pas d’avenir dans le pays. »
« Cette incertitude est très violente. Outre le chômage, les tendances autoritaires – notamment l'interdiction des réseaux sociaux ou les menaces à la liberté d’expression – inquiètent également beaucoup la jeunesse », ajoute-t-elle.
La Fondation pour la social-démocratie (Sodev) a récemment demandé à des jeunes de 15 à 25 ans s'ils vivraient à l'étranger s'ils en avaient la possibilité. Près de la moitié de ceux qui s’identifient comme partisans du gouvernement au pouvoir – le Parti de la justice et du développement (AKP) – ont déclaré qu’ils partiraient. Pour les analystes, cela démontre bien qu’ils ont perdu confiance en l’avenir de la Turquie.
Selon cette même enquête, publiée en mai dernier, 70,3 % des personnes interrogées considèrent qu’un jeune turc, même brillant, n’obtiendra jamais de promotion professionnelle en Turquie s’il ne dispose pas de « relations » politiques et/ou bureaucratiques. Pour Korkmaz, la jeune génération turque se trouve dans une position bien plus fragile que celle de leurs parents.
« Ils n'ont pas la sécurité de l’emploi. L’éducation dans le cadre des politiques néolibérales menées par l’AKP n’est plus une garantie d’ascension professionnelle. De plus, l'identité professionnelle, basée sur l'adéquation entre le niveau d’études et l’emploi occupé, s'érode dans le pays, insiste-t-elle. Les jeunes diplômés sont déçus, voire désespérés, et les acteurs politiques sont incapables de les rassurer ».
Selon les experts, les récentes menaces du gouvernement pour contrôler davantage des plateformes comme YouTube, Twitter et Netflix ont déclenché la colère, en particulier celle de la génération Z – ceux qui sont nés entre 1995 et 2015 – qui considère les réseaux sociaux comme l'un des derniers bastions de liberté à l'ère numérique.
Lors des prochaines élections parlementaires de 2023, les jeunes électeurs devraient représenter 12 % de l'électorat, soit une part non négligeable de l’électorat. Les politiciens du pays doivent en tenir compte.
La situation politico-économique en Turquie accroît la fuite des cerveaux
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La situation politico-économique en Turquie accroît la fuite des cerveaux
- « Sans piston, les jeunes sont à peu près certains de ne pas trouver d’emploi »
- Plus de 330 000 personnes ont quitté le pays l'année dernière, selon des données officielles récente
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