BEYROUTH: Plus d’une semaine après les deux séismes qui ont frappé la Turquie et la Syrie, les Libanais continuent de vivre dans la crainte de sentir la terre trembler sous leurs pieds et de voir leurs villages, villes et pays disparaître de la carte.
«Chat échaudé craint l’eau froide», dit le vieux dicton et les Libanais ont déjà été témoins d’une longue guerre (1975-1990), d’occupations étrangères, d’attentats et d’explosions, dont la dernière en date est celle du port de Beyrouth le 4 août 2020, qui était l’une des plus importantes de l’Histoire moderne. En outre, depuis plus de trois ans, le Liban fait face à une crise économique sans précédent, la plus grave à l’échelle mondiale depuis le XIXe siècle, selon la Banque mondiale.
Ainsi, les Libanais vivent dans l’insécurité économique; la livre libanaise connaît une chute vertigineuse, la monnaie nationale est passée de 1 500 livres le dollar (1 dollar = 0,93 euro) en septembre 2019, à 67 000 livres aujourd’hui, alors que les déposants n’ont pas accès à leur argent.
Il faut ajouter à tout cela que le pays est situé sur la grande faille du Levant, longue de 1 200 km, et qui présente quatre failles géologiques; celles de Roum, Yammouné, Rachaya et Serghaya. De plus, les récits de séismes et de tsunamis sont ancrés dans l’inconscient collectif libanais.
Aujourd’hui, la phrase «Beyrouth a été détruite sept fois par les tremblements de terre et les tsunamis» n’est plus synonyme – pour nombre de Libanais – de résilience, de fierté et de courage, mais elle est désormais un appel à la panique.
En 551, un tremblement de terre dont l’épicentre se situait au large de Beyrouth a généré un tsunami détruisant de nombreuses villes côtières de la Phénicie dont bien sûr l’actuelle capitale libanaise où plus de trente mille personnes avaient péri.
En 1202, un tremblement de terre avait provoqué un affaissement du littoral et avait détruit les villes de Beyrouth, Baalbek et Tripoli, faisant des dizaines de milliers de morts.
Un séisme reste toutefois dans les mémoires de nombreux survivants, celui de 1956, d’une amplitude de 5,9 sur l’échelle de Richter. Le 16 mars exactement de cette année-là, à Beyrouth, dans la Bekaa, au sud du pays et au mont Liban, les secousses se sont succédé à des intervalles de dix minutes. Le bilan fut de deux cent soixante-dix morts, cinq cents blessés, un millier d’habitations détruites et trente mille sans-abri.
Depuis lundi dernier donc, après les deux tremblements de terre en Turquie et en Syrie, qui ont été ressentis – avec leurs répliques – au Liban, les Libanais vivent dans la peur.
Impuissance face aux catastrophes naturelles
«Cela fait une semaine que je ne ferme pas l’œil de la nuit. Ma fille et mon petit-fils, âgé de quelques mois, vivent avec moi. Je veille sur eux, je veux les protéger. S’il y a un tremblement de terre, je les réveillerai et nous sortirons de la maison. Nous ne serons pas pris sous les décombres comme les gens en Syrie et en Turquie», raconte Gilbert, un cinquantenaire.
«Depuis lundi dernier, je ne dors pas chez moi. Mardi, j’ai emmené mes enfants et je vis désormais chez mon frère à Byblos (à 35 kilomètres au nord de la capitale libanaise) où il y a moins d’immeubles qu’à Beyrouth», indique Aline, mère de trois enfants qui vit dans une banlieue dense de la capitale.
Lundi, à l’aube, comme des milliers d’autres Libanais, Aline a quitté sa maison, juste après le tremblement de terre de Gaziantep, et elle a dormi avec ses enfants dans sa voiture, loin de son quartier, sur l’autoroute côtière reliant Beyrouth au mont Liban.
D’autres Libanais, habitant de vieux immeubles et des quartiers surpeuplés de Tripoli, ont préféré dormir durant plusieurs nuits dans les parcs de leur ville. «J’ai passé la nuit à pleurer, j’ai entendu le bruit, puis senti les vibrations du séisme et la terre qui tremblait et j’ai cru qu’il y aurait une explosion comme celle du port», raconte de son côté Hayat, qui a perdu un fils et qui avait été blessée dans l’explosion du 4 août 2020.
Tout comme elle, de nombreux Libanais, qui vivent avec le traumatisme de l’explosion du port de Beyrouth, ont craint une explosion après la secousse sismique.
«Pourquoi voulez-vous que les Libanais ne soient pas traumatisés?», demande le Dr Elio Sassine, médecin psychiatre, confiant que «depuis le tremblement de terre en Turquie, je reçois sans arrêt des appels, des SMS et des messages WhatsApp de patients en détresse». Il note également que ces appels à l’aide augmentent dès que la nuit tombe. Certains de ses patients dorment dans leurs voitures, d’autres ont déserté leurs maisons, d’autres font face à des attaques de panique et d’autres encore demandent à ce que des médicaments leur soient prescrits.
«C’est face aux catastrophes naturelles que les gens se sentent le plus impuissants, ce sont elles qui provoquent le plus de traumatismes. L’homme ne peut rien faire devant la force de la nature. De surcroît, au Liban, l’explosion du port qui s’est produite en temps de paix a provoqué un traumatisme semblable à celui d’une catastrophe naturelle», explique le Dr Sassine.
«Les Libanais ont accumulé les traumatismes depuis la guerre et les peurs se sont exacerbées avec l’explosion du port et l’insécurité provoquée par la crise économique», souligne-t-il. Il ajoute également que «les tremblements de terre existent dans l’inconscient collectif des Libanais, du tsunami destructeur de 551 au léger séisme de 2008, ce qui contribue à alimenter la peur».
Caricatures et blagues
Connus pour leur sens de l’humour, des Libanais ont créé mèmes et blagues qui ont circulé sur les réseaux sociaux. Au lendemain du tremblement de terre, on pouvait lire sur une caricature montrant le dessin d’un dinosaure: «Il ne reste plus que toi, nous t’attendons.»
Maya Zankoul a esquissé un dessin de deux enfants cachés sous deux tables avec l’inscription «des années de guerre civile». L’artiste, âgée de 36 ans, qui a vécu son enfance en Arabie saoudite, note: «À chaque fois que je passais mon été en famille au Liban, quelque chose arrivait. C’est comme si au Liban nous devions redoubler de vigilance, comme si nous devions toujours faire face à un imprévu qui fait peur. Je me souviens que la seule fois où nous nous étions rendus au village, il y a eu un raid israélien et nous avions été obligés de nous cacher puis de rentrer à Beyrouth», déclare-t-elle.
Le Pr Tony Nemer est conférencier et chercheur en géologie et sismographie à l’université américaine de Beyrouth. «Ce séisme m’a rendu malade. Non, bien sûr, ce n’est pas la peur ou la panique, mais depuis lundi dernier je ne fais que recevoir des appels téléphoniques de mes amis, de mes connaissances et de la presse. J’ai perdu la voix et j’ai mal à la gorge et à la tête tellement je ne fais qu’expliquer ce qu’il se passe», soupire-t-il, la voix enrouée.
Le Pr Nemer souligne que le Liban se situe sur «la faille du Levant, appelée aussi “faille de la mer Morte”, d’une longueur de 1 200 km, l’une des failles majeures de la Méditerranée, et 100 km de cette faille se situent au Liban. Sur ces 100 km, quatre autres failles géologiques se sont formées, celles de Roum, Yammouné, Rachaya et Serghaya».
Il se veut rassurant. Face à ceux qui déclarent que le prochain séisme dévastateur au Liban est pour bientôt, il répond: «La terre n’arrête pas de bouger, mais on ne le sent pas. Il y a eu d’importants tremblements de terre au Liban au cours des trente dernières années, dont le dernier en 2008. Donc on ne peut pas dire que la terre ne bouge pas et qu’elle est suffisamment chargée pour de nouvelles ruptures. En plus, nul ne peut prévoir l’avenir.»