Des racines chrétiennes de la France: qu’en est-il?

Une photo prise le 28 août 2018 montre (de G) le Panthéon, la tour Clovis, l'église Saint-Etienne-du-Mont, l'université de la Sorbonne, la tour Eiffel, l'Hôtel des Invalides, la Église Saint-Sulpice et la tour universitaire Jussieu à Paris. (Photo de Joël SAGET / AFP)
Une photo prise le 28 août 2018 montre (de G) le Panthéon, la tour Clovis, l'église Saint-Etienne-du-Mont, l'université de la Sorbonne, la tour Eiffel, l'Hôtel des Invalides, la Église Saint-Sulpice et la tour universitaire Jussieu à Paris. (Photo de Joël SAGET / AFP)
Short Url
Publié le Mercredi 08 février 2023

Des racines chrétiennes de la France: qu’en est-il?

Des racines chrétiennes de la France: qu’en est-il?
  • Qu’est-ce qui fait que depuis une décennie, en France, une telle crise identitaire pousse nombre de citoyens à invoquer, comme un refuge existentiel, les «racines chrétiennes» de la nation?
  • Ce rappel pressant des «racines chrétiennes» vient de la droite et d’une certaine extrême-droite

«Quand j’entends parler des racines chrétiennes de l’Europe, j’en redoute parfois la tonalité, qui peut être triomphaliste ou vengeresse. Cela devient alors du colonialisme (…). Il faut parler de racines au pluriel car il y a des racines païennes héritées de l’antiquité grecque et romaine.» (le pape François, dans La Croix) (1)

Avec les guerres et autres conflits interrégionaux, les mouvements de population se sont accentués, et plusieurs pays d’Europe (Italie, Espagne, France, Belgique, Danemark, Suède) se trouvent envahis par des masses de réfugiés, fuyant la guerre, la famine, quand ce n’est pas une catastrophe naturelle. Problème: ces pays «d’accueil» n’avaient pas besoin de cela, ayant déjà du mal à intégrer leurs populations «immigrées», sans compter les crises économiques qu’ils ont à gérer.

C’est dans ce contexte que politiques et intellectuels nationalistes, en France, se sont mis à tirer la sonnette d’alarme, prédisant une invasion irréversible, annonciatrice d’un fantasmatique «Grand remplacement». Qu’est-ce qui fait que depuis une décennie, en France, une telle crise identitaire pousse nombre de citoyens à invoquer, comme un refuge existentiel, les «racines chrétiennes» de la nation?
Un tel rappel est, cela va sans dire, à destination des immigrés «d’apparence musulmane» (pour reprendre la formule cocasse d’un ancien président français), mais aussi à l’intention des Français laïcards, d’apparence chrétienne (sic).

Ce rappel pressant des «racines chrétiennes» vient de la droite et d’une certaine extrême-droite. En 2016, interrogé par le journal La Croix, le pape François soi-même avait tenu à mettre le holà, en évoquant au passage les «racines païennes» héritées de l’antiquité gréco-romaine. Le 8 mai 2016, c’est Pierre Moscovici, Commissaire européen et ancien ministre de l’Économie, qui, sur la chaîne BFM, et en réponse à une question portant sur l’élection à la mairie de Londres de Sadik Khan, de confession musulmane, déclara sans ambages: «Même s’il est vrai que sur notre continent il y a une majorité de population de religion ou de culture chrétiennes, l’Europe n’est pas chrétienne. Je ne crois pas aux racines chrétiennes de l’Europe». (2)

Et le même Commissaire européen, répondant aux critiques, de préciser sa pensée dans une tribune publiée par Le Figaro: «Ne soyons pas dupes, ceux qui évoquent sans cesse l’exclusivité des racines chrétiennes de l’Europe (…) sont souvent les héritiers de courants politiques qui voulaient jadis une Europe sans juifs, et rêvent aujourd’hui d’une Europe sans musulmans.» (3)

Des racines chrétiennes… Qu’en est-il précisément de la France? De ce pays des Lumières, qui, curieusement, revendique comme ancêtres les Gaulois alors qu’il doit son nom aux Francs, un peuple germanique, envahisseur de surcroît?

De l’origine du nom de la «France»

On date la christianisation de la France du baptême, en 496, de Clovis. Mais de quelle France? Ce pays n’existait pas encore. Même deux siècles après la conversion de ce roi des Francs, sur la configuration actuelle du pays, vivaient plusieurs peuples, comme le montre la carte ci-dessous.

france
La «France», au VIIIe siècle

La conversion de Clovis n’entraîna pas systématiquement celle de son royaume. Même sous Charles Martel, au VIIIe siècle, il fallut toute une campagne d’évangélisation menée par l’évêque irlandais Boniface, missionné comme «apôtre de Germanie» par Rome, pour gagner les Francs d’Austrasie à la religion de Christ. Ce que Rome fut loin de réussir auprès des Wisigoths (autre peuple germanique, ennemi des Austrasiens), qui eux, optèrent très tôt pour le christianisme arien, une sorte d’hérésie, l’arianisme, qui niait la divinité de Christ, du moins en partie (soit dit en passant: cette négation sera vue d’un bon œil par les conquérants musulmans de l’Andalousie, occupée alors par les Wisigoths: l’Islam, tout en reconnaissant le Christ comme «prophète», ne cautionne pas le concept de «Trinité»).

Mais ce qui nous intéresse, ici, c’est l’origine même du nom de «France». Évidemment, cela vient de «Francs». Ce nom était commun aux Francs saliens (Ouest et Nord de la Gaule) et aux Francs ripuaires (entre le Rhin et la Moselle). Le nom générique «Franc» signifierait «libre». Une autre thèse le fait dériver d’une langue scandinave, le norrois: «Fekrr», qui signifierait «hardi». Une étude, publiée en 1866 par le philologue strasbourgeois Frédéric-Guillaume Bergmann (4), nous livre une étymologie qui, même laborieuse, paraît mieux fondée.

Selon cette thèse, au commencement était Pravius, un dieu des Scythes adopté par Germains, Scandinaves et Slaves. Ce dieu juste (d’où le mot «pravda»: vérité, justice, droit) présidait à l’Abondance et à la Fécondité. Il sera appelé tour à tour: Fravius, Fravia, Fravi, chez les Goths, puis Fraua, Frau et, enfin, Frav, chez les Alamans. Certaines tribus se donnèrent le nom de «Fils de Frau». Les langues germaniques marquant la descendance d’une personne par le suffixe ing, les «Fils de Frau» devinrent des Fravings.

Et c’est précisément ce nom qui, par contraction du vi, donnera Frang puis Frank, tout comme Avingles, «Fils de l’Aïeul», donnera par une même contraction «Angles» (Anglais). Avec Charlemagne, petit-fils de Martel, l’entité franque de Francie se distinguera définitivement de l’entité franque d’Alamanie. Bien plus tard, les Francs de «Gaule» deviendront des François, avant de s’immortaliser en Français.

Ainsi, selon le philologue strasbourgeois, il y aurait un lien entre «Franc» et «Pravius», terme à l’origine du mot russe «Pravda». Mais que Pravius fût le nom d’une divinité païenne, voilà qui fait écho à l’annonciation (sic) de sa sainteté le pape, affirmant que dans l’identité européenne, et donc française, «il y a des racines païennes»!
 
Pour conclure, signalons que les Francs de Charles Martel, les futurs Carolingiens, nourrissaient une légendaire hostilitas francorum contre les Gallo-Romains, trop raffinés à leurs yeux: l’habitant de Toulouse (capitale de l’Aquitaine de l’époque) était qualifié d’homunculus, terme de mépris: «Petit homme».
Où l’on voit à quelle source Alain Minc puise ses réflexions, lui qui, en 2008, nous révélait dans son Histoire de France à quel point le Gaulois eut «la chance d’être colonisé»(5) par le Romain. Comme quoi, à chaque peuple sa «colonisation positive».

 

(1) https://www.saintepauline.fr/goFolder.do?f=95e056d9b89c3057&aId=3297011020735709561
(2) https://www.lefigaro.fr/politique/2016/05/09/01002-20160509ARTFIG00309-union-europeenne-pierre-moscovici-nie-les-racines-chretiennes.php
(3) https://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/05/11/31003-20160511ARTFIG00284-je-ne-crois-pas-aux-racines-chretiennes-de-l-europe-ce-que-j-ai-voulu-dire.php
(4) Origine et signification du nom de franc, Ed. Camille Decker 1866 (28 p.)
(5) Alain Minc, Une histoire de France, p.11, Grasset, 2008.

 

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

Twitter: @SGuemriche

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.