Lentement mais sûrement, la Tunisie s'enfonce dans une crise sans fin et sans issue. Les élections législatives, dont le 1er tour a eu lieu le 17 décembre dernier, devaient permettre au président, lui-même élu en 2019, de se relancer et de retrouver une légitimité ébranlée. Hélas, avec une participation de 8,8% seulement (réévaluée à 11,5% par la commission électorale), ce résultat est plutôt cataclysmique et entraîne encore un peu plus la Tunisie vers le fond.
Une crise profonde
Qu'il est loin l’enthousiasme populaire de la révolution de janvier de 2011 qui renversa l'ancien président Ben Ali, apporta un fol espoir de liberté et de démocratie et donna au monde étonné l'exemple presque unique d'un pays du sud de la Méditerranée qui d'un coup allait franchir le pas de la modernité. Hélas, onze ans plus tard, quel spectacle et quel bilan! Ce petit pays qu'on eût dit aimé des dieux, et qui l'était en tout cas par les centaines de milliers de touristes qui le visitaient chaque année et lui apportaient une certaine prospérité, connaît aujourd'hui une crise profonde, qui est à la fois politique, économique et sociale, mais aussi identitaire.
Sur la plan politique, c'est le désastre. Après une première période qui a suivi la révolution de 2011, et qui fut marquée par une confusion politique croissante, le mouvement islamiste Ennahdha a fini par gagner les élections législatives, mais il s'est vite avéré incompétent, incapable de tenir ses promesses. Au terme de ce que les Tunisiens appellent la «décennie noire», le résultat est là: la classe politique tunisienne, toutes sensibilités confondues, est totalement démonétisée et c'est sur ce discrédit sans appel que Kaïs Saïed a été élu.
Qu'il est loin l’enthousiasme populaire de la révolution de janvier de 2011 qui renversa l'ancien président Ben Ali, apporta un fol espoir de liberté et de démocratie et donna au monde étonné l'exemple presque unique d'un pays du sud de la Méditerranée qui d'un coup allait franchir le pas de la modernité
C'est pour les mêmes raisons qu'il a pu faire passer sans peine son coup de force institutionnel du 25 juillet dernier, réduisant drastiquement les pouvoirs du Parlement et concentrant entre ses mains la quasi-totalité du pouvoir exécutif. Mais, aujourd'hui, l'élection législative est pour lui un échec imprévu et cuisant. Le refus des Tunisiens d'aller voter prouve à la fois qu'ils ne veulent apporter leurs voix ni aux partis libéraux et démocratiques, d'ailleurs profondément divisés et presque inexistants, ni à la coalition constituée autour du mouvement islamiste qui est jugée responsable de la situation présente, ni même aux candidats soutenus par le pouvoir. La légitimité du président se trouve désormais contestée. C'est à proprement parler une situation de vide politique.
Une économie mal en point
Il n'est pas étonnant que, dans ce contexte, l'économie soit mal en point. Depuis 2011, le chômage n'a cessé de s'aggraver. La Tunisie, pays de 12 millions d'habitants, compte 1 million de chômeurs dont 320 000 diplômés. Chaque année, près de 80 000 jeunes sortent de l'université sans perspective sérieuse de trouver un emploi, ni sur un marché du travail saturé ni dans la fonction publique déjà pléthorique.
Certes, le Fonds monétaire international (FMI) est prêt à apporter son aide, mais, comme toujours, il pose ses conditions: vérité des prix, fin des subventions publiques injustifiées, lutte contre la corruption endémique, baisse des impôts, ouverture de l'économie sur l'extérieur. Le président tunisien, peu tourné vers les questions économiques, hésite à prendre des mesures impopulaires. De ce fait, les négociations piétinent depuis de longs mois.
Le pays traverse une crise identitaire ravageuse. L'élite politique traditionnelle est disqualifiée, le pouvoir solitaire et lointain du président n'apporte guère de perspectives rassurantes, l'économie est en panne.
Conséquence inexorable, le pays traverse une crise identitaire ravageuse. L'élite politique traditionnelle est disqualifiée, le pouvoir solitaire et lointain du président n'apporte guère de perspectives rassurantes, l'économie est en panne. Beaucoup parmi les nouvelles générations veulent quitter la Tunisie en laquelle ils ne croient plus. Les chiffres que l'on peut trouver dans la presse internationale sont frappants: chaque année, 8 500 diplômés sortent des écoles d'ingénieur, tandis que 6 500 ingénieurs quittent le pays. Depuis 2020, 1 200 médecins sont partis à l'étranger, tandis que seulement 900 se sont inscrits à l'Ordre des médecins! Le pays se vide de ses meilleurs cadres.
Quant à l'émigration sauvage, elle atteint des sommets: près de 50 000 personnes ont tenté le départ depuis le début de l'année, dont 15 000 ont été interceptés par la Garde nationale au large des côtes tunisiennes, 17 000 ont débarqué en Italie et près de 15 000 auraient emprunté la route des Balkans. Partir, quitter un pays sans espérance, vers n'importe où, légalement ou illégalement, quels qu'en soient le risque et le prix.
À Tunis, l'ambiance est à couper au couteau. Les opposants risquent la prison comme en témoigne l'arrestation récente de l'ancien Premier ministre Ali Larayedh. Le seul fait de vouloir se rendre à l'étranger, à Paris en particulier, expose à se faire retirer son passeport, interroger à l'aéroport par la police, voire être mis en détention.
La seule organisation collective qui reste susceptible de jouer un rôle, c'est la centrale syndicale UGTT qui représente traditionnellement une force importante, nombreuse, bien organisée et disposant de moyens financiers substantiels. C'est une véritable institution. Déjà sous Ben Ali, le syndicat constituait un interlocuteur respecté par le pouvoir. Aujourd'hui affaibli lui aussi, il reste populaire et pèse dans l'opinion face au pouvoir présidentiel. Certains de ses dirigeants le poussent à s'installer dans l'opposition. Mais il serait sans doute préférable que l'UGTT ouvre un dialogue vrai et exigeant avec Kaïs Saïed, que celui-ci s'y prête et, sur ces bases, nomme un nouveau gouvernement pour affronter les échéances économiques et sociales de l'année 2023. C'est peut-être la voie la plus opportune pour rendre l'espoir perdu au peuple tunisien.
Hervé de Charette est ancien ministre des Affaires étrangères et ancien ministre du Logement. Il a aussi été maire de Saint-Florent-le-Vieil et député de Maine-et-Loire.
TWITTER: @HdeCharette
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