En ces temps d’évolution rapide où les réalités d’hier cèdent la place à de nouvelles idiosyncrasies, il devient de plus en plus difficile de prédire ce que l’avenir réserve au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord. Comme au cours des années précédentes, le monde arabe demeure en proie à d’importants conflits internes et externes qui sont de plus en plus étroitement liés à la façon dont l’économie politique de chaque pays est affectée par des tendances plus larges dans la région et à l’échelle internationale.
Notre planète abrite aujourd’hui plus de huit milliards de personnes et la région arabe compte environ 10% des habitants de la planète – une population jeune dont plus de la moitié a moins de 30 ans. Pourtant, la vaste étendue de terres qui s’étend du Pakistan à l’est au Maroc à l’ouest, en passant par la Turquie au nord et la Corne de l’Afrique au sud, avec ses possibilités et son potentiel incroyables, reste submergée par diverses pressions, du changement climatique à la montée en flèche des prix, les tensions régionales, les conflits et l’aggravation de l’illibéralisme.
Cependant, la plupart des récits et des analyses ont tendance à se concentrer davantage sur les gouvernements et les régimes exclusifs qui ne représentent pas la pluralité des points de vue des populations hétérogènes de la région – un élément clé de tout augure crédible en termes de ce qui nous attend. En outre, il n’est plus conseillé d’évaluer les tendances de manière isolée, en raison des paysages géopolitiques en mutation rapide qui contribuent à une convergence ou à une hybridation des risques systémiques de la région. Non seulement cela affaiblit-il l’action politique, mais cela rend également difficile la tâche de tracer de manière crédible une trajectoire réaliste au moment où le monde s’enfonce de plus en plus dans l’inconnu.
Avant toute déclaration audacieuse concernant ce que nous réserve l’année prochaine, il est important de mettre l’accent sur ce qui n’a pas changé au cours des années précédentes et qui aura encore de profondes répercussions sur l’avenir. L’incertitude accrue ces dernières années n’a fait qu’exacerber les défis en matière de sécurité humaine identifiés il y a deux décennies et popularisés dans le tumulte du soi-disant printemps arabe. Un grand nombre de ces luttes d’antan sont encore présentes aujourd’hui, convergeant avec les tensions de la pandémie et les turbulences économiques mondiales qu’elle a alimentées pour créer de nouvelles menaces hybrides plus puissantes.
L’espoir subsiste, cependant, pour ce qui est des perspectives macroéconomiques de la région. Selon la Banque mondiale, l’économie de la région Mena connaîtra une croissance de 3,5% l’année prochaine – quoique de manière inégale – alors que l’économie mondiale passe d’une phase de faible inflation et de taux d’intérêt bas à un équilibre difficile d’inflation élevée et de taux d’intérêt élevés. La croissance devrait ralentir l’année prochaine, puisque les prix élevés du pétrole et du gaz freinent la demande, en plus du ralentissement de l’activité économique de la Chine en raison de ses politiques «zéro-Covid».
Pour le Conseil de coopération du Golfe et d’autres exportateurs de pétrole dans la région, les prix élevés des carburants fossiles génèrent des gains exceptionnels, augmentant les recettes fiscales à un moment où la majorité cherche à s’engager dans des transitions coûteuses d’États rentiers vers des économies post-pétrolières diversifiées et durables.
Bien que nous soyons encore à des décennies d’une économie mondiale sans carburants fossiles, des délégués du monde entier se réuniront à nouveau aux Émirats arabes unis pour la 28e Conférence des Nations unies sur le changement climatique en novembre 2023, en s’appuyant sur les progrès réalisés lors de la réunion de cette année en Égypte. On peut espérer que le principal exploit de Charm el-Cheikh – une percée quant à la question controversée des pays industrialisés riches indemnisant les pays en développement pour les pertes et les dommages imputables à l’aggravation du changement climatique – prendra de l’ampleur à Abu Dhabi.
Cependant, aussi prometteuse qu’une telle percée soit, il est peu probable que la région arabe accueille des sommets mondiaux successifs sur le climat pour atténuer ses problèmes d’insécurité hydrique omniprésents, et encore moins pour surmonter sa puissance en tant que multiplicateur de force pour d’autres risques. La région Mena ne sera jamais en mesure de faire des progrès considérables en matière d’action climatique si elle ne s’attaque pas à ses problèmes permanents de sécurité de l’eau.
«Des menaces nouvelles et anciennes obligent les gouvernements arabes à répondre aux crises de manière de plus en plus innovante.»
- Hafed al-Ghwell
Les complications découlant de graves pénuries d’eau ne sont qu’un problème supplémentaire pour les pays en développement importateurs de pétrole de la région. Ils ne partagent pas l’enthousiasme et l’optimisme de leurs voisins riches en pétrole au moment où nous nous apprêtons à accueillir la nouvelle année. Pour eux, ce qui les attend est un avenir sombre, en plus de risques et d’incertitude accrus, alors que les coûts des importations montent en flèche, ainsi que les prix des denrées alimentaires et de l’énergie, tandis que les devises se déprécient et que le coût de la dette devient de plus en plus insoutenable.
Tout progrès au niveau de la réduction de la pauvreté, de l’amélioration de l’alphabétisation ou de la consolidation des résultats des soins de santé est rapidement éclipsé par le fait que la plupart des économies arabes en développement auront du mal à garantir que ces avantages reviennent équitablement à tous. En conséquence, une combinaison de chômage massif des jeunes, de déficits de possibilités économiques et de participation des femmes, de filets de sécurité coûteux et d’un secteur privé faible – avec des réglementations lourdes, des conditions de concurrence inégales et un accès limité au financement – étouffera la croissance future, entravera les possibilités d’emploi et réduira les revenus.
Au niveau national, des menaces nouvelles et anciennes obligent les gouvernements de la région à répondre aux crises de manière de plus en plus innovante pour renforcer la résilience et éviter les chocs futurs. La plupart des pays sont encore loin de leur «état d’apprentissage» souhaité, consistant à évaluer constamment, expérimenter et ajuster les politiques vers ce qui devrait être un développement durable et inclusif.
Le manque inquiétant de volonté politique et de capacités institutionnelles de réforme, associé à une mauvaise gouvernance, continuera de retarder l’action politique, rendant les interventions hiérarchisées inefficaces, érodant davantage la confiance du public et, en fin de compte, alimentant l’opposition à la légitimité des entités gouvernementales. Ainsi, la lutte en cours pour réécrire les contrats sociaux de la région à la suite des chocs d’il y a plus d’une décennie continuera d’engendrer des crises d’origine humaine.
Au-delà des frontières, l’intensification de la concurrence entre des acteurs non étatiques, quasi étatiques et étatiques plus affirmés continuera de remodeler et de remanier le paysage régional. La Libye, le Yémen, la Syrie et l’Irak restent les principaux champs de bataille pour des acteurs rivaux qui tentent de définir la région selon ce qui sert au mieux leurs intérêts. Il n’y a pas de désir partagé de voir ces pays troublés créer des risques sécuritaires et politiques imprévisibles pour eux-mêmes ou pour les autres. Au lieu de cela, la plupart des acteurs ont décidé de maintenir des intérêts égoïstes qui ne font que prolonger le malaise et les conflits, créant des situations où les développements dans les espaces extraterritoriaux contestés débordent sur d’autres arènes et mettent fin à la coopération sur les menaces collectives, comme le changement climatique, les vagues de migrants, le terrorisme et la criminalité transnationale.
Il est peu probable que la rivalité entre la Turquie et l’Égypte en Méditerranée orientale et en Libye soit résolue de sitôt, bien que leurs relations globales ne s’effondrent pas complètement en raison de l’important commerce bilatéral entre les deux pays. L’Algérie et le Maroc, d’autre part, verront probablement de nouvelles escalades dans leurs approches sans compromis pour maximiser leur influence en Afrique du Nord – l’une des régions les moins intégrées du monde – ainsi qu’à travers le Sahel et d’autres parties de l’Afrique.
Associé à l’influence injustifiée et malveillante de Téhéran sur le «croissant chiite», le monde arabe pourrait avoir des difficultés à trouver des réponses efficaces aux défis collectifs dans un contexte de montée de l’insécurité et de l’instabilité. La divergence, la désunion et les approches concurrentes des malheurs de la région constitueront de nouvelles occasions pour les acteurs régionaux et internationaux entreprenants d’assouplir leur poids diplomatique, militaire et économique dans la poursuite des intérêts nationaux, du soft power et d’une «place au soleil» sur une scène mondiale de plus en plus encombrée.
Enfin, le monde arabe résiste face aux tendances dominantes de la géopolitique mondiale qui considèrent les engagements de la région avec les États-Unis, la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie, à travers le prisme de la concurrence des grandes puissances. En réalité, la majeure partie de la région continuera de s’éloigner d’une telle dynamique simpliste et condescendante en utilisant l’intensification de la concurrence pour poursuivre ses propres intérêts.
La région poursuivra sa quête d’autonomie stratégique, que ce soit par la désescalade avec d’anciens adversaires, la normalisation et/ou le maintien d’engagements avec les plus grandes puissances mondiales à des conditions purement transactionnelles. Ainsi, dans les années à venir, les capitales arabes continueront, par exemple, à accepter les incursions de Pékin dans leurs économies et à accueillir les armements russes comme des solutions de rechange aux exportations occidentales, qui s’accompagnent souvent de trop d’attentes pour que la région accède à des conceptions externes qui peuvent être nocives et même contreproductives.
Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative stratégique d’Ibn Khaldoun au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington. Il a précédemment occupé le poste de président du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.
Twitter: @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com