Turcs de France, les grands perdants du conflit Macron-Erdogan

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Publié le Mardi 10 novembre 2020

Turcs de France, les grands perdants du conflit Macron-Erdogan

Turcs de France, les grands perdants du conflit Macron-Erdogan
  • Le gouvernement français a interdit la semaine dernière les activités des Loups gris, un mouvement d’extrême droite soutenu par le Parti du mouvement nationaliste turc
  • L’ordre du jour des élus semble différent, avec ces derniers qui tentent invariablement de convertir la controverse actuelle en tremplin politique

On ne saurait surestimer l’ampleur que prennent les tensions entre la Turquie et la France, d'autant que la hache de guerre est loin d’être enterrée. Et bien que le président français, Emmanuel Macron, dise comprendre «le choc vécu par les musulmans», il a juré que «ces actes de violence ne sauraient dissuader la France de ses engagements envers ses valeurs fondamentales».

Le flot d’accusations mutuelles entre le dirigeant turc, Recep Tayyip Erdogan, et son homologue français s’inscrivent dans un dialogue de sourds entre la Turquie et la France.

Beaucoup en France ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre, la sensibilité véritable des Turcs croyants aux questions des valeurs islamiques.

De même, nombreux sont ceux qui en Turquie ignorent la signification de la liberté d'expression et des valeurs laïques pour les citoyens français. La liberté d’expression est considérée comme le meilleur accomplissement de la Révolution française de 1789. Elle serait même comparable à une valeur sacrée chez un musulman pratiquant.

De nombreux pays ont adopté des lois qui sanctionnent l'acte de banalisation ou d'insulte à une religion. La Turquie en fait partie, contrairement à la France où le Code civil ne classe pas le dénigrement des religions parmi les actes répréhensibles. Personne ne peut être donc poursuivi pour avoir critiqué ou rejeté les valeurs d'une religion quelconque, qu'il s'agisse du christianisme, de l'islam ou du judaïsme.

C’est l'aspect législatif de la question. La réalité est un peu plus complexe qu’une discussion théorique. Quand des personnes sont assassinées pour des motifs liés à la liberté d'expression, les autorités des pays concernés devraient s'asseoir et discuter des moyens de se prémunir contre la violence.

D'innombrables personnes croyantes dans le monde feraient n'importe quoi pour défendre leurs valeurs sacrées attaquées. Des millions de personnes ont perdu la vie dans des guerres de religion. Tenter de les convaincre que les adeptes d'autres confessions ne voient pas leurs valeurs de la même manière est inutile. La ligne qui sépare la liberté d'expression et le respect des valeurs religieuses est aussi mince qu’un cheveu… Déraper est facile.

Les musulmans se sentent lésés par le manque de respect envers leurs valeurs religieuses. De même, les citoyens français laïques sont soucieux de protéger leur liberté d'expression. L’ordre du jour des élus semble différent, avec ces derniers qui tentent invariablement de convertir la controverse actuelle en tremplin politique.

Macron souhaite conserver sa cote politique et consolider sa position, tout en s’assurant de freiner l’élan de l’extrême droite dirigée par Marine Le Pen.

Le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir en Turquie, veut obtenir les votes de la droite et des conservateurs. Mais la politique d’Ankara pourrait créer de nouveaux problèmes pour les citoyens français d’origine turque, ainsi que pour les Turcs en France.

L'instituteur français Samuel Paty a été décapité par un citoyen russe d'origine tchétchène. L'horrible attentat dans une église de Nice a été perpétré par un Tunisien. L'auteur d'une attaque contre un prêtre grec orthodoxe à Lyon manque toujours à l’appel. L'attaque de Vienne a été menée par un partisan macédonien de Daech d'origine albanaise. Et malgré tout, la Turquie se porte bizarrement volontaire comme porte-parole du monde islamique dans un conflit qui la place dans la ligne de mire de la France.

Ce rôle pourrait nuire aux intérêts de la Turquie dans les pays de l’Union européenne (UE), où vivent plusieurs millions de Turcs. Eux pensent certainement plus à gagner leur vie et au bien-être de leur famille qu'à la liberté d'expression, aux valeurs religieuses ou au conflit Erdogan-Macron.

En outre, le Département turc des affaires religieuses gère des milliers de mosquées dans divers pays de l’UE. On évalue à des milliers le nombre de fonctionnaires turcs travaillant dans ces mosquées. En France, il existe 71 mosquées et 10 écoles dirigées par l’Organisation non gouvernementale turque National Vision (Milli Gorus), source d’inspiration idéologique d’Erdogan. Marine Le Pen a affirmé que ce groupe veut relancer le califat islamique, et a appelé à l'arrêt de ses opérations en France.

Le gouvernement français a interdit la semaine dernière les activités des Loups gris, un mouvement d’extrême droite soutenu par le Parti du mouvement nationaliste turc. Le ministère turc des Affaires étrangères a déclaré que le groupe n’a aucun statut officiel, accusant la communauté arménienne en France d’être derrière l’interdiction.

Il est peu probable que la France s'arrête là. D'autres interdictions pourraient suivre.

En conclusion, la facture de la polémique entre Erdogan et Macron sera payée par les citoyens français d'origine turque, et par les Turcs qui vivent en France.

 

Yasar Yakis est ancien ministre des Affaires étrangères en Turquie, et membre fondateur du parti AK au pouvoir. Twitter: @yakis_yasar

Avis de non-responsabilité: les opinions exprimées par les rédacteurs de cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com