L’attention des médias mondiaux est fermement concentrée sur l’élection présidentielle américaine et la propagation du Covid-19 dans l’hémisphère nord. Il y a une pénurie de colonnes de journaux et d'émissions consacrées à une relation géopolitique très importante: celle de la Russie et de la Turquie.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan et le président russe Vladimir Poutine sont revenus à la case départ dans leur relation. Une relation rompue depuis la chute d'un avion de l'armée de l'air russe par la Turquie après son incursion dans l'espace aérien turc, au plus fort de la guerre civile syrienne en 2015.
En Syrie, Poutine soutient Bachar Al-Assad et la Turquie s'oppose à son régime. Depuis 2016, les deux dirigeants maintiennent une « amitié » fragile, bien qu'ils se trouvent sur des camps opposés dans d’innombrables conflits: la Syrie, la Libye et, dans une certaine mesure, le Haut-Karabakh. Ankara a même acheté le système de défense aérienne russe S-400, au grand désespoir de l’OTAN dont il est membre. La Turquie a payé cher cette décision, à la fois sur le plan économique et en termes de transfert de technologie: les entreprises du pays ont été expulsées de la chaîne d'approvisionnement des chasseurs de combat interarmées F-35, qui est un programme industriel complet dirigé par les États-Unis.
Lorsque des avions de combat russes ont bombardé un camp d'entraînement pro-turc de Faylaq Al-Sham à Idlib cette semaine, les choses se sont éclaircies. Faylaq Al-Sham est l’une des milices préférées d’Erdogan en Syrie. Affiliée aux Frères musulmans, elle est pourtant assez modérée pour avoir le soutien ponctuel des États-Unis. En 2018 et 2019, Faylaq Al-Sham a soutenu diverses offensives turques contre les Kurdes.
L'attaque russe de cette semaine a tué 80 personnes et blessé au moins 130. Que s'est-il donc passé?
La Syrie a toujours été un terrain escarpé pour Poutine et Erdogan. Cependant, ils ont réussi à atteindre une forme de trêve dans le nord-ouest, quand la Turquie a utilisé l’artillerie lourde contre les troupes d’Al-Assad qui progressaient rapidement au début de l’année. Poutine a fait preuve de retenue quand Erdogan a envoyé entre 5000 et 16000 mercenaires syriens en Libye, pour se battre aux côtés du gouvernement soutenu par l'ONU à Tripoli contre l'homme fort de l'Est, le maréchal Khalifa Haftar, aidé par la Russie. Mais c'est peut-être devenu trop pour le Kremlin quand Erdogan a soutenu sans réserve le président azéri Ilham Aliyev dans le conflit qui a éclaté entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie au sujet du Haut-Karabakh. Rien n’est simple dans ce conflit. Le comté du Haut-Karabakh a été attribué à l'Azerbaïdjan lors de la dissolution de l'Union soviétique. La majorité de la population de la région est néanmoins arménienne. Depuis 1994, il y a eu plusieurs conflits armés entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie et autant de cessez-le-feu, avec la Russie souvent dans le rôle de médiateur. La Russie a un pacte de défense avec l'Arménie, mais qui ne s'étend pas au Haut-Karabakh. Le Kremlin vend volontiers ses armes aux deux côtés.
Poutine a dû être exaspéré quand Erdogan a tenté de se placer au premier plan des négociations de paix. Celles-ci ont traditionnellement été conduites par la Russie, les États-Unis, la France et l’Organisation pour la sécurité et la coopération du Groupe de Minsk européen.
La relation entre la Russie et la Turquie a des conséquences pour la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord dans son ensemble, précisément parce que les deux pays prennent des positions opposées dans de nombreux conflits. De plus, elles sont voisines dans l'une des régions les plus géopolitiquement stratégiques du monde, qui est important pour l'approvisionnement énergétique de l'Europe en provenance de la Russie, du Caucase et plus à l'est.
Idlib est également importante pour l'Europe car la Turquie peut difficilement accueillir de nouveaux flux de réfugiés en provenance de Syrie. Le pays abrite déjà entre 3 et 4 millions de réfugiés syriens. Si la situation devient incontrôlable, les Syriens pourraient se diriger vers le nord par centaines de milliers, voire millions. L’économie de la Turquie dérape. La chute de la lire semble inévitable, ce qui peut porter l'inflation à des niveaux très dangereux.
C'est là que l'Europe entre en jeu: elle a un accord avec Ankara pour fermer ses frontières aux réfugiés en échange de 6 milliards d'euros (7 milliards de dollars). Ce n'est cependant qu'un côté de la médaille. L'autre aspect est que les relations entre l'UE et la Turquie sont dans leurs pires états. L'Europe s'oppose à ce que les navires turcs entreprennent des essais sismiques pour rechercher des gisements de gaz dans ce qu'ils considèrent comme des eaux chypriotes et grecques. Le discours virulent d’Erdogan contre le président français Emmanuel Macron à la suite de l’assassinat d’un instituteur français par un extrémiste tchétchène n’a pas non plus été bien accueilli en Europe. L’UE est à bout de patience avec Erdogan. L'UE est voisine de la Turquie, avec de nombreux pays membres, dont la Grèce, dans l'alliance de l'OTAN aux côtés de la Turquie.
D'un côté, Erdogan s’oppose à la Russie sur la Syrie, la Libye et le Caucase; de l'autre, il est enfermé dans un profond conflit avec l'Europe.
D'un côté, Erdogan s’oppose à la Russie sur la Syrie, la Libye et le Caucase, de l'autre, il est enfermé dans un profond conflit avec l'Europe. Pendant ce temps-là, son économie et sa monnaie font face à un défi presque insurmontable. Ajoutez la Covid-19 et vous obtenez un cocktail vraiment toxique.
La Turquie et la Russie sont des puissances régionales importantes. Leur relation aura sans aucun doute une influence à la fois sur les différents conflits au Moyen-Orient et sur le flanc oriental de l'OTAN, ainsi que sur l'UE. Il y a suffisamment de conflits dans ce monde sans que les différends bilatéraux ne jettent de l'huile sur les flammes géopolitiques.
Il serait tout de même intéressant de voir comment le résultat des élections présidentielles américaines affectera le discours bilatéral entre Moscou et Ankara.
Cornelia Meyer possède un doctorat en économie, et trente ans d’expérience dans le domaine des banques d’investissement. Elle est présidente et PDG de la compagnie de conseil aux entreprises Meyer Resources. Twitter : @MeyerResources
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com