La semaine dernière, la Libye a connu ses pires affrontements depuis deux ans, lorsque les forces affiliées à Fathi Bachagha n’ont pas réussi à s’emparer de la capitale et à évincer le Premier ministre, Abdel Hamid Dbeibeh. Les analystes mettent en garde contre une reprise de la guerre civile, mais la scène n’a-t-elle pas un goût de déjà-vu? Lorsqu’une faction n’est pas satisfaite du résultat d’une élection ou d’une certaine décision gouvernementale, elle utilise la force au moyen de ses milices et de ses voyous pour annuler le résultat. N’avons-nous pas déjà assisté à cela au Liban et en Irak?
Alors que les différentes factions en Libye tentent de dépeindre le combat comme un affrontement entre islamistes et libéraux, entre terroristes et militaires, la réalité est tout autre. C’est une lutte entre des milices avides de pouvoir qui se disputent des sphères d’influence, motivées uniquement par leurs propres intérêts. Aucun principe ne guide le conflit. Les relations entre les différents acteurs sont de courte durée et transactionnelles, donc tout le monde fait des alliances avec tout le monde.
Khalifa Haftar, qui s’est opposé au gouvernement d’union nationale de Fayez al-Sarraj (dans lequel M. Bachagha était ministre de l’Intérieur) sous prétexte que ses membres sont islamistes et terroristes, s’associe désormais à M. Bachagha pour tenter d’évincer M. Dbeibeh. Comment est-ce possible? M. Bachagha est-il passé du jour au lendemain d’un islamiste affilié aux Frères musulmans à un libéral ou un nationaliste arabe conformément au récit ou aux «principes» de M. Haftar? Pas vraiment, mais les intérêts peuvent changer du jour au lendemain, surtout lorsqu’ils sont liés au pétrole et à la Banque centrale de Libye, qui ont été les vaches à lait des différentes milices du pays.
Lorsque la politique est menée sous la menace des armes, la légitimité n’est plus un problème. La bonne gouvernance, qui est habituellement le moteur de la popularité, n’a plus d’importance dans ce cas. La satisfaction de la population vis-à-vis des services fournis par l'État perd toute pertinence. Ce qui compte dans un contexte comme celui de la Libye, c’est combien d’hommes armés un «chef» peut rassembler dans la rue. Par conséquent, la force d’un politicien se mesure à la puissance de la milice qu’il dirige.
L’ironie est que les politiciens font partie de «l’État», mais commandent également des acteurs non étatiques. Moqtada al-Sadr en Irak, un religieux devenu politicien, dispose d’un bloc parlementaire. Cependant, il a aussi ses miliciens qu’il peut mobiliser à tout moment. Il a créé plusieurs milices à différents moments, comme l’Armée du Mehdi, la Brigade du jour promis et les Brigades de la paix, qui n’ont manifestement rien à voir avec la paix dans la pratique.
Il en va de même pour la Libye. Dans le journal télévisé, il est annoncé que des combats sont en cours entre les forces appartenant à Abdel Hamid Dbeibeh et les forces soutenant Khalifa Haftar. Mais M. Dbeibeh ne fait-il pas partie du prétendu État? Pourquoi dispose-t-il donc de ses propres «forces»?
Malheureusement, dans des pays tels que la Libye et l’Irak, il n’existe pas d’État. Les gens et les partis politiques n’ont pas la mentalité d’un État. Les entités qui gouvernent ces pays ne sont que des illusions d’États. Ce sont des systèmes politiques lâches conçus pour préserver et perpétuer la structure de pouvoir prédominante. Certains déclarent que, même à l’époque de Saddam Hussein et de Mouammar Kadhafi, il y avait de l’ordre – malgré les graves injustices et la brutalité. Mais, au moins, il y avait la sécurité.
Pour en revenir à la Libye, nous pouvons essayer de comprendre ce qui a mal tourné. Contrairement à la Syrie, où un dictateur continue de massacrer des gens jusqu’à ce jour, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan) est intervenue et M. Kadhafi a été destitué assez rapidement et avec des dégâts limités. L’opposition s’est organisée et s’est rapidement structurée sous le Conseil national de transition (CNT). Elle a bénéficié d’une reconnaissance internationale et elle a tenu des élections en 2012 avec un taux de participation élevé. Chacun voulait exprimer son opinion en se rendant aux urnes. La première transition du pouvoir a été pacifique, le Conseil national de transition ayant cédé la place au Congrès général national élu.
Alors, que s’est-il passé? Mahmoud Jibril, qui a dirigé le CNT entre mars et octobre 2011, avait prévu les problèmes. Celui qui dirigeait auparavant le Conseil national de développement économique de la Libye s’est rendu dans les capitales occidentales pour les convaincre que la mission n’était pas accomplie avec l’éviction de M. Kadhafi et que le pays sombrerait dans la violence si les armes étaient autorisées à circuler librement dans le pays.
Après la chute du régime de Mouammar Kadhafi, les armes chimiques ont été retirées de Libye très rapidement et efficacement. M. Jibril a également demandé le retrait des armes moyennes et lourdes des groupes paramilitaires, car il savait qu’aucun gouvernement ne serait en mesure de gouverner correctement dans de telles circonstances. Il avait raison. Désormais, le pays est gouverné par des seigneurs de la guerre et leurs milices. Le pire est que les différentes milices se servent de l’État et de ses revenus pétroliers pour s’enrichir et financer leurs opérations militaires.
M. Jibril, décédé il y a deux ans des suites de la Covid-19, avait prévu le chaos auquel le pays ferait face si les milices qui ont combattu l’ex-leader Kadhafi n’étaient pas désarmées. Alors que le pays est actuellement sous le contrôle de facto des milices, tout ce que la communauté internationale a pu faire, c’est de négocier un accord de partage du pouvoir entre ces groupes. Un tel arrangement n’aboutira pas à la bonne gouvernance, mais plutôt à une répartition du butin du pays entre les différentes parties, en espérant qu’elles resteront calmes si elles obtiennent une part des richesses et du pouvoir.
«Le pire est que les différentes milices se servent de l’État et de ses revenus pétroliers pour s’enrichir et financer leurs opérations militaires.»- Dr Dania Koleilat Khatib
Cependant, ce système de partage du pouvoir et du butin n’est pas durable. Il a été prouvé qu’il ne peut pas garantir la paix. En effet, lorsque chaque partie constatera qu’elle a suffisamment de pouvoir sur le terrain et un certain soutien étranger, elle ira de l’avant et détruira le système pour en obtenir plus. Rétrospectivement, si l’Otan et la communauté internationale n’étaient pas intervenues, la Libye serait probablement devenue comme la Syrie, avec M. Kadhafi commettant des atrocités comparables à celles de Bachar al-Assad, si ce n’est pire. Mais l’intervention s’accompagne d’une grande responsabilité et si la communauté internationale avait tenu compte des mises en garde de M. Jibril en 2011, la Libye ne serait pas plongée dans le chaos actuel.
La Dr Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes, et en particulier du lobbying. Elle est cofondatrice du Centre de recherche pour la coopération et la consolidation de la paix, une ONG libanaise.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com