Deux ans après la tragédie au port de Beyrouth – une métaphore qui décrit bien l'ensemble de l'État libanais –, les énormes silos à grains du port continuent de se désintégrer et les incendies toxiques de se nourrir de leur contenu en pleine décomposition, terrorisant les habitants et faisant craindre des nuages nauséabonds de poussière cancérigène susceptibles d’accabler de nouvelles souffrances une capitale brutalement privée de son âme.
Au-delà des 218 morts, des milliers de blessés, des 15 milliards de dollars de dégâts matériels et des 300 000 sans-abri, le nombre de personnes touchées de façon permanente par ce crime du siècle est incalculable. Tout le monde y a perdu quelqu'un, et un grand nombre de personnes sont à jamais défigurées.
La revendication du Hezbollah d’une «enquête juste et équitable» montre à quel point son discours est dénué de sens. Les mensonges que ces criminels nous servent sont un autre moyen de nous humilier. Ils le savent bien et s’en moquent: nous savons qu’ils sont coupables mais nous n’y pouvons rien. Lors des dernières manifestations, des familles éplorées brandissaient des photos du chef du Hezbollah, affirmant qu'elles savent parfaitement qui a tué leurs proches.
Le Hezbollah et ses sbires ont paralysé le travail des deux premiers juges d'instruction et neutraliseront aisément le travail de toute autre personne désignée pour découvrir la vérité. Toute enquête internationale grandement réclamée subirait inévitablement le même sort que le tribunal concernant l’assassinat de Rafic Hariri, qui, après des années de travail sans relâche, a identifié les coupables, tandis que le Hezbollah et ses complices mettent impudemment le monde au défi de les arrêter. De telles mascarades dépassent l’entendement.
Le Hezbollah estime qu'il jouit d’une impunité absolue, qu’il s’agisse de la série d’assassinats de personnalités libanaises telles que Mohammed Chatah, Samir Kassir et Loqman Slim; des trafics de drogue en milliards de dollar; du meurtre de milliers de citoyens syriens innocents; ou encore de l’incroyable corruption… la liste est longue.
Par ailleurs, les dirigeants du Hezbollah tiennent un discours belliciste sur les gisements de gaz méditerranéens contestés, considérant qu'ils seront de toute façon gagnants. Au cas où Israël fait des concessions, ce sera grâce aux menaces de la «résistance». Dans le cas contraire, ils auront eu raison dès le départ: l'ennemi sioniste et ses partisans occidentaux ne sont pas dignes de confiance, ce qui justifierait de futurs affrontements. Le Hezbollah met en garde contre le fait que personne ne sera autorisé à extraire du gaz et du pétrole si ses demandes ne sont pas satisfaites. Des drones ont survolé les infrastructures gazières israéliennes, le Hezbollah laissant planer la menace en déclarant que les plates-formes gazières sont à portée de ses missiles.
Les chaînes de propagande de la «résistance islamique» ne se lassent pas d'énumérer le nombre de missiles, de combattants et d'armes que possède «Hezb al-Shaitan» («le parti du diable», NDRL), mais elles ne détaillent pas l'étendue des dommages dus aux représailles qu'Israël infligerait au Liban, ou les milliers de citoyens qui avaient été tués par les Israéliens. Le ministre israélien des Finances, Avigdor Lieberman, a outrageusement menacé de «détruire toute la région de Dahieh à Beyrouth» si l'infrastructure gazière d'Israël est attaquée. De telles menaces sont très plausibles.
«Le seul salut du Liban réside dans le fait que sa population retrouve enfin son autonomie et sa souveraineté par rapport à Téhéran.»
Baria Alamuddin
Par ailleurs, la violence tragique de ces derniers jours à Gaza est, bien sûr, exploitée par le Hezbollah et l'Iran pour exacerber davantage les tensions régionales. Naïm Qassem, du Hezbollah, a prévenu que celui-ci «ne resterait pas les bras croisés», tandis que d'autres milices soutenues par l'Iran dans toute la région cherchent à augmenter les pressions, à la demande de l'Iran.
En 2006, les États du Conseil de coopération du Golfe se sont hâtés d’investir des milliards de dollars afin de reconstruire rapidement le Liban. Cependant, les dirigeants libanais ont passé ces dernières années à soustraire le Liban à son identité et sa culture arabes et à brûler allègrement les ponts du Liban avec les États du Golfe, tout en sachant que les ayatollahs de Téhéran ne lèveraient pas le petit doigt pour leur venir en aide, hormis le fait de reconstituer les arsenaux de ses marionnettes.
Ces derniers jours, la question de savoir qui contrôle vraiment le Liban a refait surface lorsqu'un navire syrien soumis aux sanctions américaines et chargé de blé ukrainien volé a été saisi dans le port de Tripoli, au nord du Liban. Les diplomates syriens se sont précipités pour convaincre, menacer et soudoyer le pouvoir judiciaire et les responsables afin de permettre au navire de poursuivre sa route vers la Syrie pour nourrir les alliés du Hezbollah au sein du régime d'Assad. En conséquence, un navire ukrainien transportant au Liban des approvisionnements vitaux en blé, qui devait arriver dimanche, reste en attente au large des côtes turques alors qu'il menace de changer de destination en signe de protestation contre le fait que le Liban accepte de servir de plaque tournante pour l’expédition de blé ukrainien volé. Cela présente une parfaite analogie avec la façon dont les citoyens libanais ont été à plusieurs reprises affamés en raison des activités criminelles du Hezbollah et d'autres dirigeants. À Beyrouth, où des bagarres éclatent régulièrement en raison de la pénurie de pain, les gens comptaient désespérément sur l'arrivée de ce blé.
L'infrastructure nationale et le tissu même de la société se désintègrent sous nos yeux, alors que les écoles, les hôpitaux et les institutions fondamentales croulent sous le poids de pénuries chroniques de tous les éléments indispensables au fonctionnement de base. Le personnel le plus compétent a fui à l'étranger. La Banque mondiale accuse les dirigeants libanais d'avoir «délibérément orchestré une crise économique» et de se livrer à des stratagèmes corrompus et illégaux pour monopoliser les ressources du pays.
Le Hezbollah et ses alliés ont perdu les dernières élections parlementaires, mais ils considèrent qu'ils possèdent la férocité et la puissance politique pour agir comme s'ils les avaient remportées, estimant que les citoyens sont trop absorbés par les luttes quotidiennes pour leur survie pour se soucier de ces questions. Pourtant, c'est précisément parce que les citoyens se trouvent dans une situation aussi désespérée qu'ils doivent saisir cette occasion pour veiller à ce que les demandes de justice et de reddition de comptes soient respectées, tout en agissant contre les efforts de Hassan Nasrallah et Gebran Bassil visant à bloquer la formation du gouvernement. Avec la lutte épique qui se profile à l'horizon quant au choix du prochain président, rien n’est joué d’avance.
L'Irak a été paralysé par des centaines de milliers de manifestants, pour la plupart chiites, cherchant à empêcher Téhéran d'imposer un gouvernement. Seul un soulèvement populaire de masse de la même envergure peut sauver le Liban et aboutir à une situation dans laquelle faire des «affaires comme à l’accoutumée» devient impossible pour les factions de voleurs, et faire en sorte que cette «crise économique délibérée» soit brusquement stoppée.
Par-dessus tout, le seul salut du Liban réside dans le fait que sa population retrouve enfin son autonomie et sa souveraineté par rapport à Téhéran.
Notre plus grand espoir réside dans le courage et le stoïcisme édifiants du peuple libanais face à une adversité inimaginable. Un Liban rajeuni et transformé est à portée de main si, au niveau collectif, nous avons le courage de saisir ce moment pour opérer ce changement.
Baria Alamuddin est une journaliste et animatrice ayant reçu de nombreux prix au Moyen-Orient et au Royaume-Uni. Elle est rédactrice en chef du Media Services Syndicate et a interviewé de nombreux chefs d'État.
NDLR: L'opinion exprimée dans cette page est propre à l'auteur et ne reflète pas nécessairement celle d'Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com