Dans ma cité de la Duchère, à Lyon, des mineurs sont assassinés par des dealers

Des policiers patrouillent dans le quartier de La Duchère le 15 juin 2022 à Lyon, dans le centre-est de la France, où deux personnes ont été tuées et deux autres blessées lors d'une fusillade. (AFP).
Des policiers patrouillent dans le quartier de La Duchère le 15 juin 2022 à Lyon, dans le centre-est de la France, où deux personnes ont été tuées et deux autres blessées lors d'une fusillade. (AFP).
Short Url
Publié le Mardi 21 juin 2022

Dans ma cité de la Duchère, à Lyon, des mineurs sont assassinés par des dealers

Dans ma cité de la Duchère, à Lyon, des mineurs sont assassinés par des dealers
  • Le 14 juin, à minuit, la cité a été le théâtre d’une scène apocalyptique qui restera gravée dans les mémoires.
  • Sonnés, les habitants et les lieux étaient en deuil, comme s’il n’y avait pas de mots pour qualifier la tragédie de cette nuit

La Duchère. Une cité populaire au nord-est de Lyon, dix mille habitants. J’y ai passé mon adolescence de 1970 à 1985. Des milliers de familles rapatriées d’Algérie après l’indépendance de 1962 ont trouvé asile dans les «barres» et les immeubles de ce grand ensemble, dispersés autour d’une tour panoramique dominant la région lyonnaise.

Ici, des milliers de familles immigrées venues de tout le bassin méditerranéen, souvent du Maghreb, ont apporté leurs accents, leurs identités et leur force de travail dans les années 1960/1970 pour construire la France. Le plein emploi gommait les différences.

Puis, de décennies en décennies, les difficultés, économiques et sociales, se sont accumulées dans le quartier, avec leur lot d’incivilités, voitures brûlées, rodéos, bagarres, agressions contre les bus, la police…, compromettant inexorablement le fragile «vivre ensemble».

Ici, des milliers de familles immigrées venues de tout le bassin méditerranéen, souvent du Maghreb, ont apporté leurs accents, leurs identités et leur force de travail dans les années 1960/1970 pour construire la France.

Depuis quelques années, la cité s’est cruellement dégradée avec l’accroissement des violences. Par exemple, le 1er mai dernier, trois jeunes y avaient été blessés par des tirs de kalachnikovs pendant un barbecue sauvage. En avril, des policiers avaient été ciblés par des jets de projectiles. En mars, cinq mineurs avaient été blessés par des tirs sur un point de deal.

Mais ce mardi 14 juin, à minuit, la cité a été le théâtre d’une scène apocalyptique qui restera gravée dans les mémoires. Des rafales ont retenti dans la rue longeant un immeuble haut de vingt étages, avenue Sakharov, du nom du physicien nucléaire russe, inventeur de la bombe H, prix Nobel de la paix en 1975. Dans cet immeuble, où un point de deal est enkysté depuis longtemps, les habitants ont été réveillés en sursaut par les cris d’un jeune.

 

Un témoin raconte: «J’étais assis sur la terrasse, on a entendu deux coups de rafales et en regardant du balcon, j’ai vu une personne courir le long de l’escalier de l’école. Au début, j’ai cru que c’était un feu d’artifice J’ai vu une voiture noire partir à grande vitesse. Une personne, qui rentrait chez elle, je pense, a alerté en criant: “Il est mort, il est mort, il y a de la cervelle partout. Allahu Akbar, Allahu Akbar.” Le pauvre, il était comme un fou.»

Deux hommes de l’immeuble venaient d’être atteints mortellement dans une fusillade. Deux jeunes, 20 et 16 ans, sont décédés sur le bitume, tous deux Français d’origine algérienne. Deux autres, 17 et 15 ans, d’origine algérienne et turque, ont été blessés, mais leurs jours ne sont plus en danger. Ironie du sort, d’après plusieurs habitants, l’intervention des secours se serait fait attendre trop longtemps du fait que les forces de l’ordre ont dû préparer leur arrivée dans cette cité difficile en assurant leur sécurité. Ils avaient pourtant été prévenus qu’il y avait des morts et des blessés.

Une nouvelle fois, comme dans les quartiers Nord de Marseille, cette violence inouïe est liée à la drogue. Ce qui se passe dans les cités de France est dans la réplique de l’univers des narcotrafiquants de Gomorra à Naples, avec une économie souterraine, pieuvre proliférante qui mine l’espace public des habitants.

Quand le social n’est pas à la hauteur, trop longtemps dégradé par la ghettoïsation et la paupérisation de la population, il anesthésie l’impact positif que pourrait avoir la requalification des espaces.

Ici, depuis des décennies, la drogue est un élément de subsistance pour les familles les plus défavorisées. Le phénomène n'apporte que malheur et tragédie humaine. On ne sait plus que faire pour l’éradiquer. Agir sur le bâti? Pas sûr… Ce que montre la réhabilitation, réussie, de la Duchère, c’est un conflit entre l’architecture et le social.

Quand le social n’est pas à la hauteur, trop longtemps dégradé par la ghettoïsation et la paupérisation de la population, il anesthésie l’impact positif que pourrait avoir la requalification des espaces. Les millions d’euros engagés dans la rénovation n’ont plus d’impact contre le fléau du trafic de drogue et de la violence associée. La drogue est un poison pire que la Covid-19 qui, elle, disparait un jour grâce à un vaccin, car derrière ce fléau, il y a l’argent. Symbolique. Fantasmagorique. Toxique. Les kalachnikovs et la peur incarnent son univers de terreur.

Dans les cités de France, pour défendre des territoires, les bandes rivales n’hésitent pas à dégainer les armes lourdes et tuer de jeunes concurrents. De sang-froid.

«Il est mort, il y a de la cervelle partout. Allahu Akbar, Allahu Akbar», criait dans la rue le jeune qui a assisté à la fusillade. Comme si Allah et sa grandeur avait quelque chose à voir dans cette folie. Les Dieux n’y peuvent rien. Pas plus que les humains. Ici, la nuit, dans l’ombre des immeubles géants, les tueurs n’ont ni loi ni foi. Rien ni personne ne les arrête. Rien ne leur fait peur. Ils sont dans leur monde, avec leurs codes et leurs armes. Pour eux, la vie et la mort ne font qu’un. Adultes, enfants, musulman, chrétien, arabe, blanc ou noir, ces décérébrés assassinent leurs pairs. Ils prennent des vies, sans trembler.

 

Ici, il n’y a pas de prétendu communautarisme qui compte, contrairement aux idées véhiculées par des politiques comme Éric Zemmour, Marine le Pen, et autres agitateurs d’un pseudo islamo-gauchisme. À la Duchère, le 14 juin 2022, une réalité urbaine et sociale éclatait de nouveau au grand jour: celle de l’hyperpuissance de l’argent-étalon dans la société de consommation et de la folie qu’elle véhicule. Les jeunes des cités en sont les protagonistes et principales victimes. Leur mort laisse leurs familles endeuillées.

L’explication ethnique n’a aucune place dans ces drames. En attendant, les habitants expriment, quand ils n’ont pas peur des représailles, leur «envie de vomir». Les autorités leur disent qu’il n’y a pas de baguette magique pour éradiquer ce fléau, que cela prendrait des années, que tous les acteurs sociaux devront collaborer pour trouver des solutions avec la police. Beaucoup ont envie de déménager, parce qu’ils attendent des réponses rapides à l’enfer qu’ils subissent. Mais ce n’est pas facile car souvent, ce genre d’habitat social est un cul-de-sac pour eux. Alors ils tentent comme ils peuvent de protéger leurs enfants, de rester à l’écart des zones de turbulence, de ne «fréquenter personne», comme ils disent. Ils vivent calfeutrés entre leurs murs.

Avec mes souvenirs d’adolescent des années 1970/1980, je me suis rendu dans mon ancien quartier le lendemain de la fusillade. J’ai été surpris par le grand silence qui régnait sur les lieux, plombés par une chaleur caniculaire. Sonnés, les habitants et les lieux étaient en deuil, comme s’il n’y avait pas de mots pour qualifier la tragédie de la nuit passée. Au pied du bâtiment, les locaux des poubelles, sales, grands ouverts, débordaient de sacs plastiques éventrés. On m’a dit que les ascenseurs et les installations électriques étaient parfois mis hors service par les dealers pour leur trafic. «Ils font la loi. Ils sont chez eux», m’a dit une vieille dame.

Le ras-le-bol est si grand ! Le racisme attend au tournant. Impossible de l’éviter.

Tristement, j’ai laissé mon regard s’attarder sur l’immeuble Sakharov. Il ressemblait à une prison avec ses grandes grilles de fer, hideuses, qui ceinturaient son accès. Des papiers jonchaient le sol, parmi lesquels des professions de foi des candidats aux législatives de ce dimanche. Certains n’hésiteraient pas à relancer le débat sur l’immigration, l’islam, le voile, pour canaliser vers eux la colère des électeurs excédés. Le ras-le-bol est si grand ! Le racisme attend au tournant. Impossible de l’éviter.

 

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il estchargé de recherche du CNRS.

Twitter: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pasnécessairement celled’Arab News en français