La visite du Salon du livre de Rabat, la semaine dernière, m'a donné l’occasion d'évaluer les tendances et les préoccupations de la vie intellectuelle arabe dans une conjoncture cruciale de l'histoire de notre région.
L'une des questions qui a particulièrement retenu mon attention est celle du statut actuel de l'intellectuel arabe comme acteur engagé dans le domaine public et comme producteur de sens et de savoir.
Pour aborder cette question cruciale, le livre du penseur marocain Abdallah Laroui, La Crise de l'intellectuel arabe, qui est un classique – récemment réédité dans ses deux versions, française et arabe –, m'a paru édifiant et instructif.
Cet ouvrage, édité pour la première fois en 1974, retrace le parcours de l'intellectuel arabe dans sa vocation critique et révolutionnaire – angle qui souligne immanquablement son rapport schizophrénique au contexte social qui est le sien.
L'une des questions qui a particulièrement retenu mon attention est celle du statut actuel de l'intellectuel arabe comme acteur engagé dans le domaine public et comme producteur de sens et de savoir.
Pour Laroui, «plus une société est en retard, plus son élite révolutionnaire doit être cultivée, progressiste, consciente de tous les sauts qualitatifs intervenus dans la vie de l'humanité».
L’islamologue, qui défendait à l'époque une approche «marxiste objective» susceptible d’assimiler les idéaux des Lumières et du libéralisme, s'écartait de la voie populiste de la gauche arabe. La démarche révolutionnaire ne pouvait selon lui se réduire à des réformes socio-économiques radicales qui consacreraient l'alliance de l'intellectuel «organique» (pour reprendre le mot d’Antonio Gramsci) avec les masses «populaires»; elle devait revêtir la forme de la critique culturelle profonde et structurelle.
Ce penchant critique constituait la caractéristique principale de l'œuvre des illustres penseurs arabes qui se sont orientés, depuis le début des années 1980, vers la mise en question des dogmes et des thèses de la tradition arabo-islamique classique (Mohammed Arkoun, Al-Jabri, Nasr Abou Zaïd, Hassan Hanafi...).
La «critique de la raison» au sens épistémologique et herméneutique a ainsi pris le pas sur l'engagement politique et idéologique qui s'articulait autrefois sur l'idée d'«émancipation révolutionnaire».
Au tournant du siècle dernier, la pensée arabe a entamé une rupture notoire avec les idéaux de la révolution politique et sociale. Elle a définitivement congédié le modèle de l'intellectuel «éclaireur de consciences», maître de la contestation et leader des luttes de la multitude révoltée.
Ce tournant s'explique par l'intrusion de la méthodologie déconstructive dans la pensée arabe; elle se caractérise par la répudiation des visions compréhensives et englobantes du monde qui servaient de point d'ancrage pour l'idéologie révolutionnaire arabe.
Au lieu de l'intellectuel organique universel engagé, le modèle même de l'acteur de la vie culturelle arabe devient l'«intellectuel spécifique» au sens employé par Michel Foucault, qui désigne, suivant une approche nietzschéenne en vogue, un type de chercheur qui circonscrit son rôle culturel dans l'activité archiviste et généalogique du discours et de la pratique.
Au tournant du siècle dernier, la pensée arabe a entamé une rupture notoire avec les idéaux de la révolution politique et sociale. Elle a définitivement congédié le modèle de l'intellectuel «éclaireur de consciences», maître de la contestation et leader des luttes de la multitude révoltée.
Des titres qui évoquent «la fin des illusions des élites» ou «la mort de l'intellectuel prédicateur», entre autres, ont été bien accueillis dans le paysage culturel arabe, de plus en plus sceptique vis-à-vis des vieux schèmes de l'idéologie révolutionnaire radicale.
Les années tumultueuses du «Printemps arabe» ont engendré l'illusion trompeuse du «retour de l'intellectuel arabe engagé», dont le combat se focalise désormais sur la démocratisation des sociétés arabes face au despotisme monolithique.
Quand Laroui se penche de nouveau sur la problématique de l'intellectuel arabe dans son livre Tradition et Réforme (2009), sa nouvelle préoccupation est l'épineuse question du rapport actuel au texte fondateur de la culture commune, qui ne saurait être réduit à un patrimoine dépassé, lieu de l'appropriation sélective ou du rejet déconstructif. La question devient dès lors la possibilité même de la réforme face à une tradition massive et englobante, au-delà des vaines tentatives de critique épistémologique ou herméneutique, qui étaient les derniers combats des intellectuels arabes.
La problématique sous-jacente à cette remarque judicieuse consiste à cerner la ligne de démarcation nécessaire entre un mode d'engagement idéologique toujours vif et ambitieux et une démarche déconstructive radicale. Cette dernière va à l'encontre de toute vision positive et constructive de l'activité intellectuelle invitée à se déployer dans la lecture symptomatique et archéologique des énoncés discursifs.
Les années tumultueuses du «Printemps arabe» ont engendré l'illusion trompeuse du «retour de l'intellectuel arabe engagé», dont le combat se focalise désormais sur la démocratisation des sociétés arabes face au despotisme monolithique. L'état actuel des transitions politiques arabes est un démenti cinglant de cette illusion.
Seyid ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
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