L'invasion russe de l'Ukraine et les vicissitudes de l'ordre mondial

La ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock (3L) s'entretient avec le secrétaire général adjoint de l'OTAN Mircea Geoana (4L) et le secrétaire d'État américain Antony Blinken (C) lors de la réunion informelle des ministres des Affaires étrangères de l'OTAN sur l'Ukraine à Berlin, le 15 mai 2022. KEVIN LAMARQUE / POOL / AFP
La ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock (3L) s'entretient avec le secrétaire général adjoint de l'OTAN Mircea Geoana (4L) et le secrétaire d'État américain Antony Blinken (C) lors de la réunion informelle des ministres des Affaires étrangères de l'OTAN sur l'Ukraine à Berlin, le 15 mai 2022. KEVIN LAMARQUE / POOL / AFP
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Publié le Lundi 16 mai 2022

L'invasion russe de l'Ukraine et les vicissitudes de l'ordre mondial

L'invasion russe de l'Ukraine et les vicissitudes de l'ordre mondial
  • L’enjeu de la guerre en Ukraine est davantage une lutte acharnée pour définir et gérer l'ordre mondial en voie de recomposition
  • La Russie agit au nom de sa vision propre du système international, qui dénie au modèle libéral occidental sa prétention universaliste mondiale

Bien que la récente guerre en Ukraine ait régulièrement été perçue comme une confrontation entre l'ordre mondial libéral et le camp autoritaire représenté par la Russie et son «allié» chinois, cette vision manichéenne et réductionniste pèche par simplisme et approximation. Le positionnement de plusieurs démocraties mondiales de grande ampleur comme l'Inde dans la guerre en cours laisse penser que l'enjeu réel n'est pas l'affrontement entre deux camps antagonistes sur le plan idéologique ou normatif, mais plutôt la lutte acharnée pour définir et gérer l'ordre mondial en voie de recomposition.
L'invasion russe en Ukraine est certes un acte belliqueux qui a réintroduit la guerre sur le sol européen après une longue période d'accalmie et de paix. L'expansionnisme russe relève à coup sûr de la vieille politique impérialiste tsariste, et menace frontalement les équilibres géopolitiques en Europe ainsi que le système de sécurité international bâti après la fin de la guerre froide.

Le paradigme civilisationnel, pourtant pointé par le politologue américain Samuel Huntington dès le début des années 1990, a été occulté dans les stratégies d'intervention et d'influence occidentales, au nom des normes libérales universelles


C'est ainsi qu'il serait aisé d'appréhender la réaction rigide des États-Unis et des pays de l'Europe occidentale face à l'invasion russe. Cependant, d’autres dimensions de la question ukrainienne retiennent l'attention. L'une des données à prendre en compte est la vocation russophone de l'Ukraine, qu'on ne peut jamais assez souligner. Kiev, étant le berceau de la civilisation slave orientale, représente dans l'imaginaire russe son ancrage européen. La ville a été depuis le règne de Catherine II et durant toute l'époque soviétique une pièce maîtresse de l'empire russe.
La raison politique russe n'a jamais assimilé, ni approuvé l'indépendance de l'Ukraine et son alignement sur les positions occidentales. Le penchant européen et atlantiste des élites libérales ukrainiennes au pouvoir a attisé les craintes russes de la perte définitive de ce territoire toujours considéré comme partie intégrante du monde russe.
L'incursion russe en Ukraine s'inscrit cependant dans la logique de la fluidité stratégique du système international, après les échecs successifs de sa refonte sur les bases de la communauté de solidarité universelle.
Le bloc occidental s'est attaché durant les trois dernières décennies à traduire la dynamique de réajustement des relations internationales en fonction de ses intérêts et de sa vision autocentrée de la communauté mondiale universelle.

La Russie, en intervenant en Ukraine, agit au nom de sa vision propre du système international, qui dénie au modèle libéral occidental sa prétention universaliste mondiale


Le paradigme civilisationnel, pourtant pointé par le politologue américain Samuel Huntington dès le début des années 1990, a été occulté dans les stratégies d'intervention et d'influence occidentales, au nom des normes libérales universelles.
Nonobstant les divergences théoriques profondes entre les différents libéralismes, comme systèmes de pensée et modèles politiques et économiques, la période suivant la guerre froide a conduit à une constellation de pratiques libérales dans le monde, au gré des spécificités culturelles et sociales:
- Un capitalisme d'État qui prend l'allure d'une synthèse efficace et stable entre un libéralisme économique, au sens fort du terme, et un pouvoir politique centralisé et monolithique. - Des démocraties illibérales (Farid Zakaria) qui répondent aux mécanismes formels et procéduraux de la compétition pluraliste libre et de l'alternance pacifique au pouvoir, en rupture avec le fond libertaire de la démocratie libérale occidentale. - Des libéralismes conservateurs qui, tout en respectant les normes essentielles de la gouvernance démocratique au sens légal et normatif, restent arrimés au socle de la tradition culturelle et sociale locale, en instituant une religion nationale sur le plan constitutionnel, ou  en défendant les choix et pratiques relatifs au contexte civilisationnel autochtone.
La Chine, la Russie et l'Inde sont les modèles emblématiques de cette trajectoire mondiale, et les pays africains, latino-américains et sud-asiatiques ont suivi, selon des modalités diverses et des parcours très variés, ce même chemin.
La Russie, en intervenant en Ukraine, agit au nom de sa vision propre du système international, qui dénie au modèle libéral occidental sa prétention universaliste mondiale. Il ne s'agit nullement d'une confrontation idéologique ou d’une nouvelle conflictualité polaire, mais plutôt une réelle dynamique contestataire d'une mondialisation unidimensionnelle et hégémonique.
Le positionnement neutre ou prudent de la plupart des pays non occidentaux dans le conflit russo-ukrainien s'explique par cet effet contestataire qui est devenu dans plusieurs foyers de tension mondiaux une véritable manifestation de controverse et d'indignation face à des politiques d'humiliation et de contrainte.

Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.

TWITTER: @seyidbah

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français