La famine guette les pays arabes, les mercenaires syriens rejoignent l'enfer ukrainien

Des soldats syriens et russes à un poste de contrôle près du camp de Wafideen, à Damas, le 2 mars 2018 (Photo, Reuters).
Des soldats syriens et russes à un poste de contrôle près du camp de Wafideen, à Damas, le 2 mars 2018 (Photo, Reuters).
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Publié le Mercredi 23 mars 2022

La famine guette les pays arabes, les mercenaires syriens rejoignent l'enfer ukrainien

La famine guette les pays arabes, les mercenaires syriens rejoignent l'enfer ukrainien
  • Un grand nombre de pays parmi les plus pauvres au monde importent plus du tiers de leur blé d'Ukraine et de Russie
  • La guerre en Ukraine commence à ressembler à un ensemble vicieux de sous-conflits entre factions musulmanes dans un État à majorité chrétienne

Le Programme alimentaire mondial (PAM) met en garde contre une «vague de faim collatérale» dans le monde à la suite de l’hécatombe en Ukraine. Les pays arabes seront probablement parmi les plus durement touchés.
L'Ukraine était le deuxième fournisseur de blé du PAM. L’organisation onusienne joue un rôle crucial en Syrie au Yémen ravagés par la guerre, ce dernier important 90 % de sa nourriture auprès d’elle. L'Ukraine représente 80% de l'approvisionnement en blé du Liban, où les responsables préviennent que les stocks seront épuisés d'ici à un mois.
Un grand nombre de pays parmi les plus pauvres au monde importent plus du tiers de leur blé d'Ukraine et de Russie. D'autres produits de base tels que l'huile de tournesol et les engrais seront également durement touchés. Avec la position cruciale de la Russie sur le marché du pétrole et du gaz, le monde est pris dans une véritable tempête, avec une flambée des prix de l'énergie et des denrées alimentaires.
Les Libanais qui ont faim n'auraient jamais cru que le coût de la vie pourrait encore se détériorer davantage. Finalement, avec les pénuries et les hausses de prix dues aux conflits qui s’annoncent ces prochains mois, avec des pays se faisant concurrence pour monopoliser des ressources insuffisantes, 2021 pourrait être considérée a posteriori comme une année d'abondance.
La farine est déjà rationnée à Beyrouth et les interminables files d'attente devant les stations d’essence font leur retour. La livre syrienne, déjà dévalorisée, pourrait plonger à des niveaux catastrophiques, d'autant plus qu'une part importante de la monnaie syrienne est investie dans des banques russes, et pourrait ne pas être récupérable.
La faim engendre la colère. Les Irakiens sont déjà descendus dans la rue pour protester contre la hausse des prix, mais ils n'ont encore rien vu. Les augmentations des prix alimentaires dans la région à partir de 2008 ont représenté un facteur majeur dans le déclenchement de ce qui a été qualifié de «Printemps arabe », ainsi que dans des soulèvements ultérieurs au Soudan et en Algérie.
Un grand nombre de pays, parmi les plus vulnérables, comme la Syrie, le Yémen, le Liban et l'Irak, partagent un dénominateur commun: l’influence prépondérante iranienne. Tout comme cela s'est produit en Irak, au Liban, et en Iran, même au cours des trois dernières années, les protestations de masse de citoyens désespérés face à la spirale du coût de la vie risquent de se manifester par une réaction indignée à l’égard de Téhéran et de ses ingérences agressives.


«Bachar el-Assad reste au pouvoir grâce aux forces aériennes russes, une dette que lui rappelle aujourd'hui le président russe Vladimir Poutine»
Baria Alamuddin


L'Iran est assis sur une poudrière après deux ans de ravages de la Covid-19 et une économie mal gérée, écrasée par des années de sanctions. Une partie des médias iraniens s'est déchaînée après que Moscou a fait obstruction à la finalisation d'un nouvel accord sur le nucléaire, dont Téhéran a cruellement besoin. La Russie a exigé des assurances irréalisables sur le fait de faire des affaires avec l'Iran malgré les sanctions imposées à la suite de l'invasion de l'Ukraine.
Plusieurs journaux iraniens de grande diffusion ont critiqué les médias partisans d’une ligne dure pour leur ton prorusse, soulignant que la Russie n’a jamais eu vraiment à cœur les intérêts de l’Iran, et que Moscou avait effectivement autorisé des frappes quotidiennes de missiles israéliens contre des cibles iraniennes en Syrie et ailleurs. À chaque nouvelle poussée d’agitation populaire et d'indignation publique, la République islamique se fragilise. Les retombées économiques de l'invasion russe de l'Ukraine seront-elles la goutte d'eau qui fera déborder le vase de l'ayatollah?
Bachar al-Assad reste au pouvoir uniquement grâce aux forces aériennes russes et aux Gardiens de la révolution qui l'ont aidé à tuer des centaines de milliers de Syriens et à réduire en poussière de fières villes arabes comme Alep et Homs. Aujourd'hui, le président russe, Vladimir Poutine, rappelle l’existence de cette dette.
Lorsque Poutine a fait montre de son intérêt de recruter 16 000 mercenaires syriens pour combattre en Ukraine, certains analystes ont interprété cette déclaration comme une propagande bon marché pour dérouter l'Occident. Cependant, l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH) a affirmé que près de 40 000 Syriens se sont déjà engagés en Ukraine. Et pourquoi ne le feraient-ils pas, alors qu'ils gagnent environ 15 dollars (un dollar= 0,91 euros) par mois en combattant chez eux, alors qu’ils peuvent obtenir jusqu'à 3 000 dollars, en plus des «indemnités de décès», pour tuer des Ukrainiens? Ce ne sont pas seulement de jeunes chômeurs à la rue, mais des membres de certaines des unités militaires les plus prestigieuses d'Assad.
De nombreux conscrits russes ont abandonné leurs véhicules et déserté en masse après avoir découvert qu'ils étaient envoyés pour massacrer leurs voisins ukrainiens. En revanche, ces divisions syriennes ont une longue expérience du meurtre sans remords de leurs propres compatriotes, ce qui fait grandement craindre un bain de sang et une transformation de la dynamique des combats en Ukraine.
Compte tenu du départ de Syrie de troupes et de mercenaires russes, le régime d'Assad pourrait se retrouver militairement et économiquement affaibli, même s'il lui importe peu que ses citoyens meurent de faim. Assad aurait de sérieux ennuis si un Kremlin en faillite obligeait le régime syrien à rembourser des milliards de dollars de dettes de guerre.
Un responsable du Conseil de coopération du Golfe (CCG) m'a dit qu'Assad pouvait se rendre dans n’importe quel pays de la région pour demander du soutien financier, mais qu’en dehors de l'aide humanitaire directe au peuple syrien, il ne recevrait jamais un dirham pouvant se retrouver dans les poches des Gardiens de la révolution ou de son régime.
Le «fils adoptif» tchétchène de Poutine, Ramzan Kadyrov, se vante de se battre aux côtés de la Russie. Par ailleurs, de nombreux vétérans du conflit tchétchène anti-Kadyrov, notamment des djihadistes tchétchènes en Syrie, ont manifesté leur intention de se rendre en Ukraine pour causer du tort à Poutine et Kadyrov. Certains Tartares de Crimée ont créé des milices antirusses et ont appelé d'autres musulmans à se joindre à leur combat. Cela ressemble à un ensemble vicieux de sous-conflits entre factions musulmanes dans un État à majorité chrétienne.
Alors que l'Europe a réagi avec une énergie louable face à l'invasion russe, c'est en grande partie un monstre de la propre création de l'Occident qui est resté inactif et a observé les massacres en Tchétchénie et en Syrie, l'invasion de la Géorgie et l'annexion illégale de la Crimée. L'Histoire a démontré de nombreuses fois que lorsque l’on donne un mètre aux dictateurs, ils en prennent mille, sachant qu'ils peuvent s'en tirer impunément. Des erreurs identiques sont commises, en permettant à l'Iran de dominer la région.
Le Moyen-Orient ravagé par la guerre a été rongé par deux ans de fléau, est maintenant touché par la famine avec la guerre en Ukraine. Plusieurs pays ont proposé de jouer un rôle diplomatique en tentant de faire entendre raison à Poutine et d’arrêter le carnage. Confronté à la faim, à l'effondrement économique et à la recrudescence des troubles civils, le monde arabe a tout intérêt à espérer que ces efforts donnent des résultats positifs.  

Baria Alamuddin est une journaliste et animatrice ayant reçu de nombreux prix au Moyen-Orient et au Royaume-Uni. Elle est rédactrice en chef du Media Services Syndicate et a interviewé de nombreux chefs d'État.

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com