Étudiants arabes et africains dans le piège ukrainien

Toutes les mères du monde ont ressenti de la compassion en voyant leurs sœurs ukrainiennes et leurs enfants abandonner leur toit. (AFP).
Toutes les mères du monde ont ressenti de la compassion en voyant leurs sœurs ukrainiennes et leurs enfants abandonner leur toit. (AFP).
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Publié le Jeudi 17 mars 2022

Étudiants arabes et africains dans le piège ukrainien

Étudiants arabes et africains dans le piège ukrainien
  • Dans la course à la survie en Ukraine, un des poisons de l’humanité a refait surface à visage découvert: le racisme à l’encontre des Noirs et des Arabo-musulmans
  • Journalistes et analystes ont fait la distinction entre l’Europe «civilisée» et ses réfugiés de «qualité» et le monde arabo-musulman déchiré par les guerres, la violence et le chaos

Dans le film Titanic, de James Cameron, après que le navire heurte l’iceberg, il y a cette scène anthologique de l’évacuation: les voyageurs de première classe embarquent en priorité sur les canaux de sauvetage. Les autres attendront. Quand seul compte l’espoir de sauver sa peau, parce que les places sont limitées et que le temps presse, les masques tombent.

Ce qui se déroule en Europe depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe relève ainsi, à quelques égards, du «tri sélectif» de Titanic. Il faut imaginer la scène. Des millions de civils ukrainiens désespérés ont fui leur pays du jour au lendemain, en colonnes, dans un froid polaire, en direction d’un pays limitrophe. Tandis que sur la planète, des Terriens de toutes les cultures, de toutes les religions et de toutes les couleurs ont partagé la douleur de ces habitants forcés de quitter leur maison, leur terre et leur famille.

Toutes les mères du monde ont ressenti de la compassion en voyant leurs sœurs ukrainiennes et leurs enfants abandonner leur toit. Et pourtant, dans cette course à la survie, un des poisons de l’humanité a refait surface à visage découvert: le racisme à l’encontre des Noirs et des Arabo-musulmans. Une fois de plus. Au moment où, chez nous, en France, en campagne électorale, le candidat d’extrême droite Éric Zemmour fustige inlassablement les «Noirs et les Arabes», accusés de vouloir remplacer les Français «de souche, blancs, chrétiens».

Près de 80 000 étudiants étrangers vivent en Ukraine. Derrière l’Inde, qui compte 20% de ces étudiants, on trouve le Maroc, qui a le deuxième contingent le plus élevé, avec 8 000 étudiants. Viennent ensuite les étudiants égyptiens (3 500), devant les Libanais, des Irakiens, Algériens, Tunisiens et Palestiniens... qui sont souvent venus y suivre des études de médecine. Dès le début de l’évacuation, les accusations de racisme dans les transports et aux frontières se sont multipliées sur les réseaux sociaux.

Des vidéos ont été postées, dont l’une est devenue virale. À Kharkiv, sur le seuil d’un wagon de train, on voit un jeune Marocain, brandissant un couteau, qui fait monter à bord des Arabes et des Africains après que la police ukrainienne a demandé de ne laisser embarquer que des personnes «à la peau blanche». Le Marocain (il a témoigné sur Al Jazeera) appelle de jeunes femmes arabes à monter en premier, leur tend la main pour les aider. Sa détermination atteste le niveau du chaos et de violence qui règne devant le train, ainsi que son refus de l’inacceptable délit de faciès frappant les «basanés».

Ailleurs, des vidéos montrent des altercations entre des Africains et la police qui les chasse d’un train ou d’un bus, braquant parfois des armes sur eux. Malgré les dénégations des autorités ukrainiennes, 33 ONG ont dénoncé les «actes de traitement dégradants et inhumains que les ressortissants africains vivant ou résidant en Ukraine subissent depuis le début de la guerre».

Les témoignages sont trop nombreux pour laisser penser qu’il ne s’agit là que de propagande russe. Mais l’ignominie ne se limite pas à ce rejet. Un autre poison s’est répandu de façon plus insidieuse. Cette fois dans les commentaires des journalistes et de politiques qui ont couvert l’élan de générosité spontané des Européens envers les Ukrainiens. Clichés, stéréotypes et amalgames venant de journalistes professionnels ont saturé l’opinion publique mondiale.

Voilà où mènent l’ethnocentrisme et la parole décomplexée vis-à-vis des autres, de l’immigration, des Arabes, des musulmans, des «migrants». Voilà où mène la «préférence nationale» martelée sans relâche par l’extrême droite. Nous d’abord! Deux poids deux mesures: c’est le triste constat que rappellent les honteuses comparaisons établies entre la guerre en Ukraine et celle en Irak, en Syrie et en Afghanistan qui ont provoqué des exodes.

Les exemples de dérapage, pléthoriques, ont fait le tour de la Toile, comme celui de Charlie d’Agata, journaliste américain de CBS, le 26 février, depuis Kiev. «Ce n’est pas un endroit, avec tout le respect que je leur dois, comme l’Irak ou l’Afghanistan, qui a vu des conflits faire rage pendant des décennies. C’est une ville relativement civilisée, relativement européenne – je dois choisir ces mots avec soin aussi –, une ville où vous ne vous attendriez pas à cela.» Civilisée ? Relativement?

On reste coi. Heureusement qu’il a choisi ses mots. Le journaliste s’est excusé, mais d’autres ont suivi, comme la Britannique Lucy Watson, de ITV News. «Aujourd’hui, l’impensable s’est produit. Ce n’est pas une nation du tiers-monde. Ici, c’est l’Europe», a-t-elle déclaré. Sur la chaîne qatarie Al Jazeera English, l’Anglais Peter Dobbie a utilisé le même registre: «Ces gens prospères […] de la classe moyenne. Il ne s’agit manifestement pas de réfugiés essayant de fuir des régions du Moyen-Orient qui sont encore en état de guerre. Ce ne sont pas des gens qui essaient de s’éloigner des régions d’Afrique du Nord. Ils ressemblent à n’importe quelle famille européenne qui vivrait à côté de chez vous.»

Al Jazeera s’est excusée, mais le robinet était ouvert: «Ils ont des voitures qui ressemblent aux nôtres», relevait un analyste français de CNews. D’autres ont évoqué leur ressemblance avec les Ukrainiens «blancs», chrétiens, «blonds aux yeux bleus», pour justifier l’élan de solidarité européenne naturelle à leur égard.

À l’évidence, les pays musulmans, les non-Blancs, les non blonds, aux yeux sombres, les sans-voitures, les pauvres, ont servi de miroir-repoussoir pour nombre d’analystes. D’un côté, l’Europe «civilisée» et ses réfugiés de «qualité», de l’autre, le monde arabo-musulman déchiré par les guerres, la violence et le chaos. La France n’a pas été en reste.  

Sur BFMTV, Christophe Barbier a ainsi affirmé qu’il «y a un geste humanitaire immédiat, évident […] parce que ce sont des Européens de culture […], on est avec une population qui est très proche, très voisine». Pour Ulysse Gosset, «on est au XXIe siècle, dans une ville européenne, on a des tirs de missiles de croisière comme si on était en Irak ou en Afghanistan».  Philippe Corbé, chef du service politique de la chaîne a lui assuré: «Ce ne sont pas des départs en vacances… […] On ne parle pas de Syriens qui fuient les bombardements du régime syrien […], on parle d'Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures, et qui essayent juste de sauver leur vie, quoi.»  

Sur RMC, Olivier Truchot a abondé dans le même sens: «Les Français se disent: “L'Ukrainien, il me ressemble. Il a la même voiture que moi, c'est à trois heures de Paris, je pourrais être à sa place”. […] Il y a une identification, une proximité que, peut-être, le Français a moins avec l'Afghan. […] Ce n’est pas du racisme, c'est la loi de la proximité.» 

Le Français? L’Afghan? Cette salve de clichés laisse pantois et nous attriste. Que sont ce «Français», ces « voitures », cette « mêmeté» que ces journalistes évoquent? Depuis quand la  proximité» géographique est-elle devenue «une loi»? Quid de ces millions de Français issus de l’immigration arabo-africaine qui sont solidaires des Ukrainiens parce qu’ils ont un cœur, eux aussi, et dénoncent également la guerre, dont les valeurs humanitaires supplantent leurs valeurs communautaires? Quid des Français de confession musulmane qui ressentent autant de proximité avec les réfugiés syriens, irakiens et afghans qu’avec les Ukrainiens dans la guerre?

On imagine les Syriens chassés par la guerre dans leur pays en 2015, à cause de l’intervention russe, «migrants» désormais installés en Europe, applaudissant, non sans amertume, la belle solidarité mondiale pour ces «réfugiés honorés». L’exode de familles musulmanes chassées par les guerres ne nourrit pas les mêmes élans que celui des Ukrainiens. Leur traitement politique comparatif frôle l’indécence.

En France, le 25 février, Jean-Louis Bourlanges, député du Modem, président de la Commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale, déclarait au sujet des Ukrainiens: «Ce sera sans doute une immigration de grande qualité, en revanche. Ce seront des intellectuels, pas seulement, mais on aura une immigration de grande qualité dont on pourra tirer profit.»

Sur CNews, Marion Maréchal Le Pen, ralliée à Éric Zemmour, citant Le Figaro, indiquait que la France avait accueilli 5 000 réfugiés Ukrainiens, dont 30 % seraient de nationalité… algérienne ou marocaine. Ils auraient «profité de l’ouverture et du couloir aujourd’hui mis en place de l’Ukraine vers l’espace Schengen pour s’insérer dans le dispositif». Des êtres sans vergogne, en somme, qui profiteraient de la détresse des Ukrainiens pour s’infiltrer dans nos sociétés.

En Espagne, le patron du mouvement d’extrême droite Vox, Santiago Abascal, en son temps admirateur de Poutine, lançait au Congrès: «Tout le monde peut faire la différence entre les réfugiés ukrainiens et l'invasion de jeunes hommes d'origine musulmane en âge de se lancer dans l'armée contre les frontières européennes pour tenter de les déstabiliser et de les coloniser». Tous les moyens sont bons pour nourrir «le poison» et en faire un combustible pour les élections. C’est de bonne guerre, dit-on. Ben voyons!

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
 

TWITTER: @AzouzBegag
 

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.