L’invasion russe de l’Ukraine n’a pas l’air de se dérouler comme prévu. Les forces russes dont la supériorité est écrasante face à une armée ukrainienne bien moins équipée, et pas suffisamment aguerrie, n’ont pas réussi, après cinq jours d’opérations et d’encerclement des grandes villes, y compris la capitale Kiev, à atteindre leurs objectifs.
Nombreux sont ceux qui pensaient que l’opération militaire serait une promenade pour les quelque cent soixante-dix mille hommes amassés aux frontières avec l’Ukraine. Or, il s’avère que M. Poutine aurait commis une erreur de calcul en esquissant avec ses généraux les plans de l’invasion.
Dans une analyse publiée sur son site personnel, Lawrence Freedman, professeur émérite des études de guerre au King’s College de Londres, estime que le président russe s’est trompé en «sous-estimant» l’adversaire ukrainien. Il aurait pensé que l’armée russe ferait une entrée triomphante dans le pays voisin sans entrave majeure, et que l’armée ukrainienne s’effondrerait rapidement, laissant la voie libre aux chars russes pour investir la capitale et opérer un changement de régime en installant un pouvoir fantoche qui leur serait dévoué.
Les faits sur le terrain révèlent une tout autre vérité. Aidée par un élan patriotique au sein de la population, l’armée ne s’est pas effondrée. Cette armée a pu accuser le choc de la première vague de l’armée russe et se maintenir. Une autre erreur de calcul est d’avoir sous-estimé la réaction de l’Occident. Les pays membres de l’Union européenne (UE) ont fini par serrer les rangs. Les pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan) ont trouvé une nouvelle raison d’être pour cette alliance datant de plus de soixante-dix ans. L’alliance entre Américains et Européens est repartie de plus belle.
L’Occident n’a pas réagi comme en 2014. L’invasion de l’Ukraine, considérée comme un pays européen aspirant à adhérer à l’UE, est perçue comme une atteinte directe à l’architecture de la sécurité du continent; quand la Russie envahit un pays voisin au nom de sa vision géopolitique pour assujettir quarante-cinq millions de citoyens ukrainiens qui ont choisi la voie de la démocratie, c’est toute une partie de l’Europe orientale ex-soviétique qui court le danger de finir écrasée sous les chars russes.
Cela peut expliquer en partie cet élan de solidarité européen sans précédent, qui s’est développé dans une optique de changement de la lecture géopolitique européenne naïve de l’après-guerre froide. À l’aide militaire américaine vient s’ajouter une aide substantielle venue des pays européens à la fois membres de l’Otan et de l’UE. Cette dernière vient pour la première fois de son Histoire financer l’achat et l’acheminement d’armes létales destinées à l’armée ukrainienne.
Les vagues successives de sanctions économiques sans précédent, de concert avec Washington, viennent soutenir le gouvernement légitime du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, à Kiev. Moscou n’avait sans doute pas envisagé cette réaction. Le président russe, Vladimir Poutine, a involontairement réussi à réveiller le vieux continent, et il a contribué à la résurrection de l’Alliance atlantique. Pis encore, la décision d’envahir l’Ukraine provoque un élan de solidarité à travers le continent et plus loin encore dans le monde.
Cette invasion sera le facteur déclencheur d’une nouvelle politique de défense allemande. Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne fournira des armes à un pays en guerre; plus de mille missiles légers antichars et cinq cents antiaériens iront renforcer les capacités défensives de l’armée ukrainienne. C’est un tournant historique en Allemagne. Le nouveau chancelier, Olaf Scholz, annonce dans une session extraordinaire du Bundestag une augmentation de cent milliards d’euros du budget de défense de cette année, et la décision d’investir 2 % du produit intérieur brut (PIB) annuel dans la défense pour l’avenir.
L’Allemagne, longtemps attachée à sa vision naïve de l’après-guerre froide, a toujours cru que les échanges commerciaux pourraient amener à un assouplissement politique de pays comme la Russie, ce qui n’est pas le cas. D’où la fin d’une ère pour l’Allemagne concernant sa politique de défense, ainsi que sa politique énergétique, et surtout sa dépendance vis-à-vis de la Russie. C’est un tournant dans l’Histoire de la première puissance économique européenne.
En voulant réécrire l’Histoire, M. Poutine a fini par renforcer l’identité nationale du peuple ukrainien. Il lui sera impossible, même en cas de victoire militaire, d’éteindre cette flamme et d’imposer sa volonté à quarante-cinq millions de citoyens farouchement hostiles à son hégémonie. De plus, il va devoir composer avec une Europe plus soudée et décidée à repousser ses méthodes belliqueuses. Enfin, il lui faudra subir les foudres des sanctions qui se feront ressentir parmi la population.
Reste un dernier point: la stratégie d’exit de Poutine. Il ne semble pas en avoir. Il faudra que l’Occident lui en offre une. Dans un tweet publié dimanche soir, le professeur en affaires internationales à la Harvard Kennedy School Stephen Walt rappelle le dicton de Sun Tzu dans son ouvrage L’Art de la guerre qui dit: «Bâtis un pont en or pour ton ennemi pour qu’il l’utilise dans sa retraite.» Stephen Walt ajoute: «La pression sur les Russes est nécessaire. Mais le sauvetage de l’Ukraine exige de faciliter l’exit de la Russie. C’est le rôle de la diplomatie intelligente, et d’une approche russe plus sensée.»