La nostalgie de l’époque de la Sublime Porte demeure toujours dans l’inconscient collectif turc. Le président Erdogan s’est doté d’une mission : redonner à la Turquie sa grandeur passée dans le monde musulman, et même au-delà.
Le désordre international, l’absence de leadership crédible – au niveau mondial ou européen –, le manque de clairvoyance des Occidentaux et leur vision à court terme lui en fournissent chaque jour l’occasion.
Ainsi, la décision de transformer Sainte-Sophie (Hagia Sophia) en mosquée par voie de décret le 10 juillet dernier constitue le dernier épisode en date de cette stratégie.
Le président turc doit se délecter des condamnations internationales unanimes, y compris celle du Pape, qui renforcent l’image qu’il veut se donner : celle d’une victime critiquée pour sa défense ardente du monde arabo-musulman, et dont la prochaine étape annoncée serait « Al-Qods » – Jérusalem ! Rien de moins !
Parmi les nombreux dossiers internationaux qui impliquent la Turquie, la question libyenne est sans doute la plus préoccupante.
Jouant sur les faiblesses occidentales, le président Erdogan prend sa revanche sur l’histoire en Libye… Une Libye perdue durant la guerre italo-ottomane de 1911-1912.
Ce faisant, la Turquie a stoppé net les ambitions pétrolières et gazières italiennes et françaises en imposant à Tripoli un accord l’autorisant à forer au large des côtes libyennes, au grand dam des gouvernements grec et chypriote.
Surtout, la Turquie soutient à bout de bras le gouvernement d’union nationale (GNA) du Premier ministre Fayez el-Sarraj à Tripoli, gouvernement reconnu par les Nations unies. En fournissant des cadres et des milliers de combattants (issus du front syrien), le président Erdogan est parvenu à inverser le rapport de forces sur le terrain. Les forces gouvernementales viennent de remporter un succès militaire sur leur adversaire, le maréchal Haftar, qui dirige un autre gouvernement en Cyrénaïque. Celui-ci est appuyé par l’Égypte, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, l’Arabie Saoudite et la Russie.
Quant à la France, ses choix ne sont pas clairs, et elle semble jouer sur les deux tableaux.
Alors que la France participe à l’opération Irini, lancée le 31 mars 2020 par la Force navale de l’Union européenne en Méditerranée et ayant pour objectif de faire respecter l’embargo décrété par les Nations unies sur les armes en Libye, les autorités françaises ont dénoncé un « incident » naval gravissime : le 10 juin dernier, la frégate Courbet a été empêchée militairement d’exercer un contrôle sur un cargo tanzanien chargé d’armes. Un navire turc a en effet illuminé le navire français avec son radar de conduite de tir à trois reprises, acte qualifié d’« extrêmement agressif » par la marine nationale, qui a dû céder devant cette épreuve de force et subir une humiliation.
Un récent projet d’accord de matériel militaire de la Turquie à l’Algérie renforcera encore l’influence turque dans la région.
La situation est particulièrement tendue. L’Égypte a mis en alerte ses forces terrestres et son aviation. En cas d’intervention directe de la Turquie sur Benghazi et la Cyrénaïque, le Caire a annoncé qu’il interviendrait militairement. Des propos considérés comme une « déclaration de guerre » par le gouvernement d’union nationale. Au bout du compte, comme en Syrie, la sortie de crise passera à n’en pas douter par un accord entre Ankara et Moscou.
La Turquie, membre de l’Otan et partenaire de l’Union européenne, doit occuper la première place de l’agenda international.
La France préside le Conseil de sécurité, l’Arabie saoudite le G20, dont la Turquie est membre. Il ne faut à aucun prix laisser la situation se dégrader. Il faut renouer le dialogue. Il en va de la sécurité et la stabilité d’un monde déjà très affaibli par la crise sanitaire du coronavirus.
Nathalie Goulet est sénatrice de l'Orne. Twitter: @senateur61
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