Au sujet des droits de l’homme, la Turquie ferait mieux de se tourner vers le passé

Le philanthrope turc Osman Kavala prend la parole lors d’un événement organisé à Istanbul. (AFP)
Le philanthrope turc Osman Kavala prend la parole lors d’un événement organisé à Istanbul. (AFP)
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Publié le Samedi 11 décembre 2021

Au sujet des droits de l’homme, la Turquie ferait mieux de se tourner vers le passé

Au sujet des droits de l’homme, la Turquie ferait mieux de se tourner vers le passé
  • La Turquie n’a délibérément pas respecté un verdict rendu par la Cour européenne des droits de l’homme au sujet d’Osman Kavala, un homme d’affaires et philanthrope turc
  • Le comité des ministres du Conseil de l’Europe avait prévenu la Turquie qu’il lancerait une procédure d’infraction si Kavala n’était pas libéré d’ici au 2 décembre

Le comité des ministres du Conseil de l’Europe a décidé vendredi dernier de lancer une «procédure d’infraction» contre la Turquie – une mesure qui aliénera davantage ce pays, en particulier en Occident.

La Turquie, membre fondateur du Conseil de l’Europe, avait également été soumise, dans les années 1990, à une «procédure de contrôle», qui est une sanction plus légère. Cette dernière avait été levée en 2004 grâce à de véritables efforts déployés par le Parti de la justice et du développement (AKP) pour améliorer les normes du pays en matière de démocratie et de droits de l’homme.

Cependant, au mois d’avril 2017, la Turquie a de nouveau été soumise au processus de contrôle compte tenu de la détérioration alarmante de son bilan en matière de droits humains. C’est le seul pays à avoir été libéré d’une procédure de surveillance avant de devoir la subir derechef à une date ultérieure. Cela montre que ce pays n’a malheureusement pas été en mesure de maintenir des normes stables dans ce domaine. Aujourd’hui, il fait face à des mesures disciplinaires pour la troisième fois, mais sous une forme encore plus sévère.

Si le Conseil a lancé la dernière procédure, c’est parce que la Turquie n’a délibérément pas respecté un verdict rendu par la Cour européenne des droits de l’homme au sujet d’Osman Kavala, un homme d’affaires et philanthrope turc. Il a été arrêté au mois d’octobre 2017 sous prétexte d’avoir organisé et financé les événements du parc Gezi de 2013 – une manifestation spontanée contre l’abattage d’arbres dans un parc central d’Istanbul que le président Recep Tayyip Erdogan a perçue comme une tentative pour renverser le gouvernement.

Chaque étape de la procédure judiciaire contre Kavala est une parodie de justice. Lors de la sixième et dernière audience, le 18 février 2020, Kavala a été acquitté, puis arrêté de nouveau avant de quitter la salle d’audience, cette fois pour trois chefs d’accusation différents: «Tenter de renverser l’ordre constitutionnel de la République turque et de le remplacer par un autre», «empêcher le Parlement turc d’exercer ses fonctions» et «entraver le travail du gouvernement turc en tentant de le renverser».

Le procureur a prononcé trois condamnations à perpétuité aggravées contre Kavala, en plus d’une peine d’emprisonnement qui peut aller jusqu’à vingt ans. La rédaction d’une injonction pour des accusations aussi graves nécessite des mois – voire des années – de préparation, mais le fait qu’elle ait été rendue publique précisément au moment de l’acquittement de Kavala suggère qu’elle ait été rédigée à la hâte au dernier moment.

 

Le gouvernement actuel en Turquie donne l’impression de ne pas vraiment se soucier des mesures que le Conseil prend.

Yasar Yakis

 

Le comité des ministres du Conseil de l’Europe avait prévenu la Turquie qu’il lancerait une procédure d’infraction si Kavala n’était pas libéré d’ici au 2 décembre. Il semble vouloir mener à bien cette action.

La Turquie avait jusqu’au 26 novembre pour donner sa réponse. On s’attendait à la libération de Kavala. Cependant, le tribunal a refusé de le libérer à la demande du procureur général, bien que l’un des juges ait exprimé son désaccord: il a affirmé que tous les éléments de preuve avaient déjà été recueillis, qu’il n’y avait aucune possibilité de les fausser, et qu’il devait donc être libéré .

La procédure d’infraction du Conseil a maintenant été engagée. Le ministère turc des Affaires étrangères a publié une déclaration qui invite le Conseil de l’Europe «à éviter de prendre des mesures supplémentaires, ce qui signifierait une ingérence dans la justice indépendante». Jusqu’à présent, Ankara maintient que la précédente affaire judiciaire de Kavala était déjà terminée, qu’il avait été dûment acquitté et qu’il était maintenant jugé dans le cadre d’une toute nouvelle affaire. La déclaration ne mentionne pas les raisons pour lesquelles le verdict de la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas été appliqué. Ce n’est rien d’autre qu’une façon alambiquée de dissimuler la vérité.

Le Conseil de l’Europe compte quarante-sept membres, parmi lesquels des pays dont les normes sont peu rigoureuses en matière de démocratie et de droits de l'homme. Ankara tentera probablement d’obtenir le soutien du tiers des pays membres (soit seize voix) au moins afin de bloquer toute décision susceptible de lui causer des ennuis.

Lors de sa réunion prévue au mois de septembre 2022, le Conseil examinera les prochaines étapes de la procédure contre la Turquie. Quatre dénouements sont possibles: aucune action, une procédure de contrôle, une suspension du droit de vote de la Turquie à l’Assemblée parlementaire du conseil de l’Europe et son expulsion de l’organisation.

Si la Turquie était expulsée, il s’agirait du premier pays écarté de cette importante institution européenne. Cela entraînerait également un changement majeur de la place de la Turquie dans l’équilibre des pouvoirs entre l’Est et l’Ouest. Le gouvernement actuel de Turquie donne l’impression de ne pas vraiment se soucier de ce que fait le Conseil dans cette situation.

Ankara peut claquer la porte, mais les conséquences risquent d’être lourdes. Le pays ferait donc mieux de laisser de côté ses manières rusées qui consistent à contourner les règles de la Cour européenne des droits de l’homme et de refaire de la Turquie ce qu’elle était en 2004, lorsque le Conseil de l’Europe a levé la procédure de contrôle.

 

Yasar Yakis, ancien ministre des Affaires étrangères de Turquie, est membre fondateur du parti AKP, au pouvoir.

Twitter: @yakis_yasar

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com