Après Recep Tayyip Erdogan en Turquie, c'est au tour d'Alexandre Loukachenko en Biélorussie de nous proposer un aperçu lugubre de la tournure que prendront à l'avenir les confrontations internationales : des milliers de réfugiés désespérés afflueront dans les pays voisins.
Le président turc Erdogan rappelle sans cesse ce fait : l'Europe devra concocter des politiques avantageuses pour la Turquie et lui fournir une aide de plusieurs millions d'euros, faute de quoi, des centaines de milliers de réfugiés débarqueront dans les pays de l'Union européenne. Une version encore plus cynique est élaborée par Loukachenko : il délivre à des milliers de réfugiés venus du Moyen-Orient des « visas de tourisme », puis les contraint - sous la menace des armes le plus souvent- à se rendre en Pologne et dans d'autres pays à travers les frontières occidentales de la Biélorussie. Il s'agit là de représailles mesquines contre les sanctions imposées par l'Europe à la suite de la falsification par Loukachenko des élections de 2020 et de la répression brutale des manifestants qui s'en est suivie.
Mais à mesure que les températures baissent, les réfugiés, cruellement malmenés, meurent d'hypothermie et de faim. Ils sont enfermés dans ce no man's land clôturé par des barbelés, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie - et des centaines d'autres refugiés affluent chaque jour. Par provocation, Vladimir Poutine déploie ses avions de guerre le long de la frontière en guise d'appui à son allié biélorusse. De son côté, Loukachenko menace de fermer les gazoducs et de laisser l'Europe mourir de froid.
Quant à la Pologne, elle est perçue par les Européens comme une brebis galeuse : l'Union européenne envisage en effet de lui imposer des sanctions pour le manque d'indépendance de ses juges et sa législation non démocratique. Mais à présent que Varsovie prend des mesures agressives contre les réfugiés, les dirigeants européens accourent à sa rescousse. Ainsi, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a qualifié les actions de ce pays d’« attaque hybride, et non de crise liée aux flux de migrants ».
En outre, les dirigeants polonais instrumentalisent la crise pour galvaniser leurs partisans de la droite radicale : Des dizaines de milliers de nationalistes blancs ont parcouru les rues de Varsovie dans une « marche des patriotes », exigeant d’abattre tout réfugié entrant en Pologne. Victor Orban (le Premier ministre hongrois, NDRL) tente lui aussi de parer aux pressions exercées par l'Union européenne sur ses politiques autoritaires. Il adopte donc une approche brutale en matière d’immigration et s'engage à défendre l'Europe contre les « envahisseurs musulmans ».
Encore faut-il que l'Union européenne se montre ferme à l'égard des démagogues qui dirigent les pays voisins. Elle se doit par ailleurs de suspendre ou expulser des États tels que la Hongrie et la Pologne. Mais la complexité du processus décisionnel au sein de l'Union européenne permet à un seul État délinquant de compromettre de façon démesurée les principes humanitaires fondamentaux de l'ensemble de l’UE. Les pays occidentaux sont censés donner le bon exemple en matière de compassion envers les opprimés et les démunis. Mais si l'Amérique enferme des enfants dans des cages et que l'Europe accepte que les réfugiés se noient en mer, comment l'Occident peut-il sermonner la Russie et la Chine au sujet des droits de l'homme ?
L'instabilité dans le monde contraint 82 millions de personnes, voire plus encore, à fuir leur pays et les vagues de réfugiés ne feront que croître. Les guerres en Syrie et au Yémen battent leur plein ; l'Afghanistan, la Birmanie, le Liban, le Soudan et l'Irak deviennent de plus en plus vulnérables ; la situation intenable en Iran contraint des centaines de milliers d'Iraniens à quitter le pays.
Des familles vivant dans la misère et des jeunes hommes sans avenir continueront à traverser mers et déserts pour se réfugier ou mourir en essayant ; les murs encore plus hauts qui seront érigés ne serviront qu'à ralentir leur flux.
Baria Alamuddin
La plus grande vague de migrants viendra sans doute d'Afrique ; là, les côtes sont inondées et la savane transformée en désert sous l'effet du changement climatique. Des millions de personnes se déplaceront, et le nombre d’habitats jeunes explosera ; d'ici à 2100, le Nigeria comptera plus d'habitants que la Chine. La concurrence pour les ressources qui tarissent nourrit d'ores et déjà une pléthore de conflits, et certains États de l'Afrique subsaharienne frôlent l'effondrement. Les mêmes facteurs sont à l'origine des mouvements migratoires croissants vers les pays d'Amérique latine. Tout ceci risque d'aboutir à une catastrophe, même si les pays occidentaux n'avaient pas décidé de réduire l'aide au développement et de diminuer les effectifs des troupes chargées de la prévention des conflits.
Les politiciens rivalisent pour voir qui appliquera les mesures les plus sévères. Ils marquent ainsi des points politiques bon marché en employant des langages provocateurs appelant à instaurer un « environnement défavorable » aux migrants. Le ministre britannique de l'Intérieur préconise un renforcement des dispositions relatives au rapatriement des réfugiés, notamment en accordant une immunité juridique aux garde-côtes qui auraient repoussé les bateaux transportant les réfugiés et causé la noyade des passagers. Néanmoins, de plus en plus de personnes meurent en essayant de traverser la Manche à bord de petites embarcations - 1200 personnes sont mortes en un seul jour la semaine dernière. En 2021, ce sont plus de 100 000 réfugiés qui sont entrés en Europe par voies terrestre et maritime.
Ces gouvernements vantent la logique immorale selon laquelle laisser quelques centaines de personnes se noyer dissuadera des centaines de milliers d’autres de tenter leur chance. De tels arguments occultent les réalités de l'effondrement de l'État, de la dégradation de l'environnement et des souffrances humaines inimaginables – responsables des flux de réfugiés.
Au plus fort du conflit syrien en 2015, un afflux sans précédent d'environ 1,3 million de réfugiés en Europe a déclenché une terrifiante dérive à droite de la politique occidentale alors que les populistes xénophobes plaidaient pour fermer les frontières, construire des murs et repousser les étrangers ; ce qui a engendré Trump et le Brexit, remis en selle des factions d'extrême droite et contraint des modérés comme le président américain Joe Biden à reprendre des politiques d'immigration dures sauf à prendre le risque d'être débordé politiquement.
Ces tendances isolationnistes et populistes s'accompagnent de courants autoritaires et antidémocratiques, augurant d'un changement des tendances libérales et humanitaires traditionnelles du monde occidental. Les idéologues suprémacistes blancs soutiennent que leurs nations doivent être en permanence sur le pied de guerre contre le « flot entrant » de terroristes et de criminels étrangers.
Personne n'abandonne sa maison et sa patrie sur un coup de tête. Les familles qui vivent dans la misère et les jeunes sans avenir continueront à traverser les mers et les déserts pour trouver un refuge ou mourir en ayant au moins essayé, et de plus grands murs ne feront que ralentir la marée. Le changement climatique peut déplacer de façon exponentielle plus de personnes que tous les conflits mondiaux réunis.
La Forteresse européenne ne peut freiner la migration qu’en stabilisant les régions qui en sont les moteurs, notamment en luttant contre des inégalités mondiales scandaleuses. Le directeur du Programme alimentaire mondial a récemment fait sensation en affirmant que 2% de la fortune personnelle d'Elon Musk pourraient sauver des millions de morts de faim.
La Syrie continue d'être une plaie ouverte parce qu'une ONU délibérément stérile a depuis longtemps cessé de résoudre des conflits. Le Liban se désagrège sous nos yeux, mais le monde lève à peine le petit doigt, tandis que l'Éthiopie s'enlise de plus en plus dans le sang. Le « monde civilisé » ne jouira de la paix et de la stabilité que s'il agit de manière décisive en faveur de la sécurité mondiale, de la bonne gouvernance et de la protection du climat.
C'est impossible sans un investissement accru dans le développement à l'étranger, la prévention des conflits et la diplomatie musclée - un petit prix à payer pour éviter un avenir dystopique dans un monde fondamentalement déstabilisé où une grande partie de la planète a été rendue inhabitable par le double fléau du changement climatique et des conflits, tandis que les régions les plus prisées se sont muées en expressions de despotisme militarisé.
Si nous ne voulons pas vivre dans un monde où la diplomatie dure suppose régulièrement de reléguer aux États voisins des réfugiés émaciés, et où laisser des milliers de personnes se noyer en mer est considéré comme une politique responsable, agissons pour un modèle mondial plus humain.
Baria Alamuddin est une journaliste et animatrice primée au Moyen-Orient et au Royaume-Uni. Elle est rédactrice en chef du Media Services Syndicate et a interviewé de nombreux chefs d'État.
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com