Le Golfe et le monde arabe regorgent depuis plusieurs années de coffee shops. Aucun pays n’y échappe et ce phénomène surprend toujours l’observateur extérieur, tant les boutiques et les bistros qui servent du café sont nombreux et se multiplient comme des champignons, en particulier dans les grandes villes. Là, ils deviennent, notamment pour la jeunesse, des lieux de vie qui permettent des rencontres, y compris entre hommes et femmes, qui étaient plus difficiles auparavant.
Or, ce n’est une surprise pour personne, le café n’est pas vraiment une boisson traditionnelle du Golfe. Les Arabes buvaient plutôt du thé ou du café arabe que l’on nomme «qahwa» et qui n’a pas grand-chose à voir avec ce qui est servi dans les milliers de coffee shops apparus ces dernières années.
Deux étudiants de master de l’Arabian Gulf University (Université du golfe Arabique, NDLR) de Bahreïn ont choisi d’étudier ce phénomène en le liant à la notion de pop culture. Par «pop», il faut comprendre «populaire». Ali al-Ansari et Houda al-Hajri la définissent comme la façon dont les gens en influencent d’autres pour changer leurs comportements en lançant de nouvelles habitudes qui sont perçues comme «authentiques» et pourvues d’un certain idéal. Bien entendu, les réseaux sociaux sont souvent présentés comme les principaux vecteurs de ce phénomène qui rend traditionnels et authentiques des choses qui ne l’étaient pas du tout par le biais de ceux que l’on appelle les «influenceurs».
Ces étudiants sont donc allés interroger les consommateurs directement dans les cafés, où ils ont trouvé une prédominance d’hommes: 63%, contre 37% de femmes. Cette différence indique plutôt un progrès, puisque, dans les lieux de sociabilité plus traditionnels, les femmes étaient quasiment absentes. De même, ce sont les jeunes qui vont dans les coffee shops: 85% des personnes interrogées ont moins de 45 ans. Les plus âgés continuent de se rendre dans les restaurants ou dans les bars plus traditionnels. 80% des consommateurs des coffee shops ont un niveau «bac» ou supérieur. Il s’agit donc nettement d’une clientèle qui ressemble à la jeunesse des pays du Golfe; c’est elle qui est la plus sensible à la «pop culture» et à son influence.
Pour autant, l’influence de la «pop culture» connaît une limite dès que l’on demande aux consommateurs quelle est leur marque préférée. On pourrait s’attendre à ce que l’Américain Starbucks, connu pour être un symbole de l’Occident et un excellent communicant, soit plébiscité. Il n’en est rien. Ce sont deux marques locales ou régionales qui arrivent en première et deuxième position: Dose est le coffee shop préféré des bahreïniens interrogés, suivi par Bull. Deux marques que les Occidentaux ne connaissent absolument pas, alors qu’elles sont omniprésentes à Bahreïn. Comment deux acteurs secondaires parviennent, avec 37,1% et 20,5%, à dépasser les géants américains Starbucks, qui plafonne à 16,9%, et Caribou, qui n’atteint que 12,7%?
C’est là que nous touchons les limites de la pop culture. Bull et Dose, dans des registres différents, se sont «arabisés» et adaptés aux goûts supposés des jeunes Arabes du Golfe. Leur mobilier et leurs décors rappellent parfois les antiques échoppes traditionnelles. De même, leurs cartes sont beaucoup plus adaptées aux goûts locaux. Dose est une marque koweïtienne présente dans tous les pays du CCG (Conseil de coopération du Golfe, qui regroupe l’Arabie saoudite, Oman, le Koweït, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Qatar, NDLR); Bull, au moment de l’enquête, venait tout juste de s’établir au Bahreïn.
Ce marché est plus qu’important, puisque 55% des clients interrogés se rendent au café six fois par semaine ou plus (31% répondent même qu’ils s’y rendent plus de dix fois par semaine). Par ailleurs, et il faut en tenir compte avant de trop valoriser les réseaux sociaux, cette culture populaire est d’abord transmise par le biais des rapports amicaux. Quand on leur demande comment ils choisissent leur coffee shop – plusieurs réponses leur sont proposées –, 84,4% indiquent que ce sont les recommandations d’amis qui les influencent le plus, 68,8% mentionnent le lieu où se trouve l’établissement et 56% se fient aux avis trouvés sur les réseaux sociaux.
Que faut-il retenir de cette étude d’Ali al-Ansari et de Houda al-Hajri? D’abord, que la pop culture existe dans le Golfe et qu’elle constitue l’un des facteurs qui expliquent la mode des coffee shops. Toutefois, les établissements préférés ne sont pas ceux qui s’alignent sur les goûts occidentaux, tant en matière de boissons proposées que de décoration. De même, le bouche à oreille reste le mode de recommandation plébiscité, loin devant les réseaux sociaux.
Dans les sociétés du Golfe, où la culture est très forte, parler d’occidentalisation n’a pas vraiment de sens. Dans cette enquête, le relatif échec de Starbucks face à des marques locales montre que la pop culture doit d’abord faire preuve d’adaptation à certains standards culturels et que la modernité arabe ne doit surtout pas être confondue avec l’alignement sur les critères occidentaux, que ce soit en matière de café ou de toute autre chose.
Arnaud Lacheret est Docteur en science politique, Associate Professor à l’Arabian Gulf University de Bahreïn où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe. Il est l’auteur de « La femme est l’avenir du Golfe » paru aux éditions Le Bord de l’Eau.
TWITTER: @LacheretArnaud
NDLR : Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.