Kabyle ou Arabe, l’Algérien reste un Algérien

Photo D.R., prise lors d’une manifestation du Hirak  (S. Guemriche, La Reconquête, Orients-Éditions 2019).
Photo D.R., prise lors d’une manifestation du Hirak (S. Guemriche, La Reconquête, Orients-Éditions 2019).
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Publié le Jeudi 04 novembre 2021

Kabyle ou Arabe, l’Algérien reste un Algérien

Kabyle ou Arabe, l’Algérien reste un Algérien
  • Le Berbère n’a pas perdu sa langue, même si, en chemin, un si long chemin, il perdit momentanément son écriture
  • Il suffit qu’un étranger dise du mal du pays, et voilà le citoyen d’Oran, de Tizi-Ouzou ou de Constantine qui se rebiffe

L’Algérie, elle aussi, a ses Identitaires. De tous temps, la composante berbère a eu maille à partir avec le régime. Si les revendications pour la reconnaissance de la spécificité berbère, et de la langue, restent légitimes et doivent être une préoccupation de tous, il n’empêche que depuis deux décennies des voix nous rejouent le refrain du «mythe kabyle» faisant carrément dans la distinction (au sens de Bourdieu). Pourtant, dans un passé lointain, tout n’a pas été comme le croient nos identitaires!

Un mythe à contre-courant ou de survie?

Si, au XIXe siècle, l’ethnologue Émile Masqueray, grand berbérophile, célèbre pour son Dictionnaire français-touareg, se proposait de «désarabiser le Berbère», plus près de nous, une historienne1, spécialiste de l’historiographie berbère, nous rappelle que: «Le fait que les Berbères se soient réclamés d’une origine arabe est connu et admis par tous ceux qui ont été introduits à l’histoire de l’Afrique du Nord par l’œuvre d’Ibn Khaldoun (…) qui reconnaît “l’authenticité de cette filiation pour certains, les tribus Kutama et Sanhadja (…)”». Et l’historienne de conclure: «À tort ou à raison, Ibn Khaldoun observait avec sa clairvoyance habituelle qu’au XVIe siècle le mythe d’origine dépassait de loin le cadre d’un motif littéraire pour prendre une signification d’actualité.»

«Pour liquider les peupleson commence par leur enlever la mémoire. On détruit leur culture, leur histoire. Et quelqu’un d’autre leur écrit d’autres livres, leur donne une autre culture et leur invente une autre Histoire 5», écrit Milan Kundera.

Question actualité, les arguments de l’historienne ne sont plus pertinents, car les références berbères ont changé de logiciel. Du moins, chez les Identitaires. Pour Karima Dirèche, historienne d’origine kabyle2: «L’intégration par Lavigerie du mythe berbère, en raison notamment de son aspect fortement assimilationniste, et les différentes expérimentations menées par les autorités coloniales firent de la Kabylie la région pilote de l’Algérie colonisée (... ). La surenchère dans les qualités et vertus supposées des Kabyles prit, avec Lavigerie et sa politique d’évangélisation, toute sa dimension fantasmagorique (...)» 3. Un autre historien, Alain Mahé, pointe l’idée d’un séparatisme, sous la colonisation: «Ce mythe relèverait d'une formidable auto-intoxication de ses partisans (…): ces derniers pensaient gagner l'attachement indéfectible de la Kabylie à la France en favorisant cette région dans le cadre d’une politique séparatiste.4»

L’Arabe d’Algérie: un Pied-noir qui a réussi?

Cela dit, la réalité ne saurait être niée au prétexte qu’elle flirte, comme dans toutes les sociétés, avec le mythe: la société berbère, plus particulièrement kabyle, fut longtemps niée dans sa spécificité même, voire dans son antériorité, alors que l’Arabe d’Algérie serait, dirai-je, un Pied-noir qui a réussi!

«Pour liquider les peuples, on commence par leur enlever la mémoire. On détruit leur culture, leur histoire. Et quelqu’un d’autre leur écrit d’autres livres, leur donne une autre culture et leur invente une autre Histoire 5», écrit Milan Kundera.

L’opposition «Berbère-Arabe» entretenue par les Identitaires cache mal une réalité intrinsèque de la société algérienne dans son ensemble. 

On a bien voulu faire de tout ce qui est «amazigh» une histoire de folklore. Mais le Berbère n’a pas perdu sa langue, même si, en chemin, un si long chemin, il perdit momentanément son écriture. En dépit de tant de siècles d’invasions et d’occupations, le Berbère a réussi à sauver les «meubles»: sa langue, c’est aussi, en quelque sorte, son mobilier, et un mobilier incessible, inaliénable. Elle meuble dignement ses chants et, encore modestement, ses écrits. Voilà pourquoi, contrairement aux appréhensions de l’écrivain tchèque, nul envahisseur n’a réussi à «enlever la mémoire» berbère.

S’il est vrai que ce peuple s’en est laissé conter, et conter une histoire qui n’est pas la sienne, il a su aussi s’approprier la culture de l’autre, et s’emparer de celle de l’occupant. On pourrait, certes, déplorer que le Berbère algérien n’ait pas suivi l’exemple de Kateb Yacine, qui, en 1956, à la question posée par Pierre Dumayet à la télévision: «Pourquoi écrire en français?», répondit: «J’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas français». Un écrivain kabyle aurait pu tout aussi bien écrire en arabe pour dire aux Arabes qu’il n’est pas arabe!...

Cela dit, l’opposition «Berbère-Arabe» entretenue par les Identitaires cache mal une réalité intrinsèque de la société algérienne dans son ensemble. Force est de reconnaître un caractère que se partagent «à l’insu de leur plein gré» (sic) les deux composantes (arabe et berbère): la conviction que l’Algérien est un citoyen en majesté, un parangon d’humanité, un être fier (ou suffisant, aux yeux de ses détracteurs), rendu schizophrène par les aléas de l’histoire, mais capable de faire de sa schizophrénie un moteur d’inventivité, avec un sens de l’humour et de la dérision poussé à l’extrême, tout en restant jaloux de son «algérianité». Surtout, face à la médisance: il suffit qu’un étranger dise du mal du pays, et voilà le citoyen d’Oran, de Tizi-Ouzou ou de Constantine qui se rebiffe: «Plus Algérien que moi tu meurs!». Comme si les Algériens ne s’entendaient et ne se liguaient que face à l’adversité.

Une histoire algérienne à dormir debout

En fait, c’est la fusion de ses travers, de ses qualités et de ses excès qui le rendent si attachant et même plus humain que le commun des mortels: un parangon d’humanité, vous disais-je! Autant de considérations qui m’ont inspiré une petite histoire, pour finir sur une note légère, que je dédie à mes compatriotes: un dialogue entre un grand-père et son petit-fils qui s’étonne de la «distinction» visuelle appliquée à l’Algérie sur cette carte…

algerie

  • Dis, grand-père, c’est quoi cette grosse tache jaune?
  • Allons, allons, mon petit, il ne faut pas parler ainsi de la terre de tes ancêtres!
  • Ah!… C’est l’Algérie!
  • Ouais! «Bravo, Adam!», dirait ta regrettée grand-mère! Elle qui tenait absolument à te prénommer ainsi.
  • Je sais, grand-père. Je l’aimais bien, moi, grand-mère, malgré ses histoires à dormir debout qu’elle me racontait au lit! C’est de là que je suis devenu somnambule, d’après mon père…
  • Je t’ai déjà dit que c’est son côté plaisantin à ton père!...
  • Et c’est vrai que le pommier qui est dans notre jardin, elle l’avait planté pour moi?
  • Ah, ça, oui! Je te raconterai quand tu seras plus grand l’histoire de la pomme et du paradis. Cela a un rapport avec les origines de ta grand-mère.
  • Elle me disait qu’Adam était le premier Berbère sur terre!
  • Plus exactement, le premier Kabyle! Nuance!...
  • Alors, grand-père, dis-moi… Cette grosse tache jaune… Pardon, ce pays-là, pourquoi il est distingué, comme ça, de tous les autres pays: de la Tunisie, de la Libye, du Sénégal, et même de l’Espagne, de l’Angleterre, de la Suisse, de l’Italie…
  • Et tu oublies: du Maroc et de la France, petit! Surtout de la France! Normal, petit: trouve-moi sur cette carte un seul pays qui ne connaisse pas le drapeau algérien! Euh… Comment te dire… Toi qui veux faire de la boxe, depuis que tu as vu Mohamed Ali danser en boxant sur le ring… Tu sais ce qu’il disait, Mohamed Ali… Cassius Clay, si tu préfères. Eh bien, il fanfaronnait après chaque victoire: «Je suis le plus beau, le plus fort, le plus grand!»… Eh bien, pour faire une image, et si l’on prend toute la Terre comme un immense ring, l’Algérie, c’est le Mohamed Ali du monde!
  • Oh! Grand-père, tu ne vas pas te mettre, toi aussi, à me raconter de ces histoires à dormir debout!... Tu veux que je redevienne somnambule, c’est ça? Déjà que mon père, sur tous les murs, il a collé cette affiche jusque dans ma chambre!
1 Maya Shatzmiller, «Le mythe d’origine berbère, aspects historiographiques et sociaux» (Revue de l’Occident et de la Méditerranée, 35. 1983-1).
2 Karima Dirèche-SlimaniChrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale» (Paris, Ed. Bouchène, 2004). 
3 Karima Dirèche-Slimani, Les écoles catholiques dans la Kabylie du XIXe siècle (Cahiers de la Méditerranée, vol. 75 | 2007).
4 Alain Mahé (Histoire de la Grande Kabylie, Paris, Éd. Bouchène, 2001)
5 Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli, p. 258-259, Folio 2013.

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Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

TWITTER: @SGuemriche

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.