En France, il y a bien un «Grand Remplacement» qui, sans dire son nom, est à l’œuvre depuis au moins une décennie. Mais ce remplacement-là est loin d’être fantasmatique: le modèle de journalisme libre et impartial a peu à peu laissé place à un journalisme sous tutelle, de connivence avec les pouvoirs, politiques et/ou économiques. Valeurs actuelles n’est que la partie visible de l’iceberg identitaire. Néanmoins, l’hebdo a cette qualité: il n’avance pas masqué. Et l’on sait, par les temps qui courent, que sans masque les probabilités de contamination d’autres organes (de presse) sont grandes !... Sur CNews, les masques parfois tombent, mais c’est pour libérer le trop-plein de bave. Cela dit, en perdant Éric Zemmour, la chaîne a eu une idée de génie: en remplaçant le futur ex-candidat à l’élection présidentielle par une pièce rapportée. Et rapportée de la francophonie. Pas du Maghreb, pas du Sénégal, mais de la «Belle Province»: le Québec. Et tous les jours, chroniqueurs et éditorialistes de CNews crient haro sur le Grand Remplacement qui menace le pays, en oubliant que le remplaçant canadien de Zemmour est lui-même issu de l’un des plus Grands Remplacements que l’histoire des peuples ait connus…
Ce que j’ai, personnellement, retenu de ces décennies ne fait pas honneur à la corporation. À force de compromission et d’autocensure préventive (sic), ce qui restait d’éthique dans ce beau pays de France, dit «des Lumières» et «de Voltaire», a été démonétisé.
Salah Guemriche
L’édition n’est pas mieux lotie. En pleine «décennie noire» (les années 1990), de jeunes auteurs algériens (parfois des journalistes fuyant le terrorisme islamiste et cherchant à publier qui un roman, qui un récit sur les horreurs vécues) furent invités à revoir leurs textes, non pas au niveau de la forme mais du fond. Un agent littéraire fut même engagé par une grande maison d’édition pour procéder à une sorte de «reciblage thématique», formule que j’entendis un jour de la bouche même d’une éditrice prêchi-prêcha s’adressant à un jeune journaliste réfugié. On baptisa cette cuvée de publications: «Littérature de l’urgence».
De l’autocensure… préventive
En quatre décennies d’une vie en dents de scie, au pays de Francis Jeanson, Germaine Tillion et Gisèle Halimi, j’ai eu largement le temps de «fréquenter» les journalistes, de les lire, de les écouter, de suivre leurs analyses, leurs éditoriaux, leurs postures et impostures, dans l’art de fabriquer des événements* et de zapper ceux qui ne collent pas à leur vision du monde, du moins à celles de leurs employeurs.
Ce que j’ai, personnellement, retenu de ces décennies ne fait pas honneur à la corporation. À force de compromission et d’autocensure préventive (sic), ce qui restait d’éthique dans ce beau pays de France, dit «des Lumières» et «de Voltaire», a été démonétisé. France, pays de Voltaire ? Ce n’est pas drôle, et cependant j’en souris, amèrement, quand je pense à l’antisémitisme affirmé de celui dont on a fait le chantre de la liberté d’expression!
Quant à la parole de l’immigré, algérien tout particulièrement, elle n’a d’intérêt qu’en fonction de son degré d’allégeance à l’idéologie nostalgique des «temps bénis des colonies». C’est ainsi qu’un quarteron de «néo-algérianistes» est passé de l’autodénigrement à l’essentialisation de leur communauté, rendue porteuse génétiquement de toutes les tares de l’Humanité ! Ce «déplacement» (au sens psychanalytique du terme) n’est point nouveau, il est juste réactivé: aujourd’hui, on ne saurait correctement l’analyser qu’en actualisant Albert Memmi (Portait du colonisé / Portait du colonisateur) et, surtout, Frantz Fanon et son fameux Complexe du colonisé. Certains médias l’ont bien compris, et, pour peu que cela serve leur ligne éditoriale, en profitent comme d’une caution imparable: celle qui consiste à faire dire à d’anciens colonisés ce qu’ils n’osent dire eux-mêmes de crainte d’être accusés de racisme. De la liberté d’expression par procuration, en somme. Et ça marche !
De la servitude, condition sine qua non de survie
Le recours au deux poids deux mesures n’est pas le moindre des travers qui phagocytent «les professionnels de la profession»… Côté édition, je pourrais donner plusieurs exemples, tirés des expériences d’auteurs algériens à qui on avait fait réécrire leurs textes afin qu’ils collent mieux aux attentes d’un certain lectorat. Comme je ne tiens pas à tomber dans la délation, je suis réduit à illustrer mon propos par un des exemples tirés de ma propre expérience. Un exemple flagrant, sans démenti possible.
Cela me coûta très cher, et d’abord en santé: ce fut le procès que j’avais, en 2014, osé intenter à feu Alain Rey, pour le «pillage» de mon Dictionnaire des mots français d’origine arabe (Seuil 2007). L’affaire, pot de terre contre pot de fer, ne trouva sa conclusion qu’au bout de cinq longues années, en octobre 2019: en délibéré, le TGI de Paris me donna raison, et la partie adverse se garda de faire appel. Ainsi, dans ce procès «ingagnable», comme mon entourage le qualifia d’emblée, le pot de terre eut gain de cause. Et, chose incroyable, l’information ne fut reprise par aucun média national: pas un mot, pas une ligne ! Walou, rien de rien: circulez, y’a rien à voir !... Un immigré francophone plagié par une icône de la langue française, et pas un mot au pays de Voltaire, même pas pour s’écrier: «Mais la voilà, la preuve du rôle positif de la colonisation»!... Sic. Plus grave: un animateur de télé avait reçu «chez lui», je veux dire à son émission, sur France 5, l’auteur condamné par la justice, en évitant d’évoquer le délit et surtout le verdict.
Mais cette fois, et heureusement, il s’est trouvé, pour sauver l’honneur du métier, une grande plume, de ces journalistes (perles rares) qui ne tergiversent nullement en matière d’éthique.
J’ai nommé Daniel Junqua, ancien du Monde et ancien directeur du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes. Son constat:
«Le Courrier de l’Ouest a suivi cette affaire de bout en bout avec un grand professionnalisme. On ne peut en dire autant de la plupart des grands médias nationaux qui ont préféré ignorer une décision de justice qui met à mal la réputation du pape français du dictionnaire, chouchou des plateaux de télé (…). Les juges, quant à eux, ne se sont pas laissé impressionner et sont allés au fond des choses. Allons, tout ne va pas si mal en France !».
Certes, «tout ne va pas si mal» au pays de Junqua. Et je peux le dire aujourd’hui: «la Justice existe, je l’ai rencontrée», dans ce pays qui, en matière de presse et d’édition, est pratiquement sous occupation. Et, vérité inavouable, l’occupant n’est point l’immigré mais l’oligarque, lequel n’a plus besoin de «surveiller et punir»: l’autocensure préventive, disais-je, est faite pour entretenir et conforter la pensée unique, celle qui fait de la servitude la condition sine qua non pour une survie.
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
TWITTER: @SGuemriche
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.