C'est avec beaucoup de colère et de tristesse que les Syriens ont célébré, avec d'autres, le dixième anniversaire du début des manifestations contre le régime de Bachar al-Assad dans la ville de Deraa, dans le sud du pays. Peu de gens pensaient alors que, dix ans plus tard, le régime syrien bombarderait encore ses opposants dans les quartiers de cette ville. Autrefois centre de résistance et de protestation, Deraa est devenue aujourd'hui la cible privilégiée des assauts du régime. Le cessez-le-feu conclu la semaine dernière pourrait mettre un terme aux actions de l'opposition dans la région et accorder au régime le contrôle intégral de la ville.
Mais qu'est ce qui confère à Deraa une importance qui va au-delà de sa valeur symbolique? Il ne fait pas de doute que le régime de Bachar al-Assad aspire à reconquérir cette ville qui représente le point zéro des protestations. Toutefois, cette région présente également une grande valeur stratégique. Le régime syrien ambitionne en effet de prendre le contrôle du territoire dans son ensemble jusqu'à la frontière jordanienne: la route commerciale reliant la Jordanie à la Syrie se trouverait ainsi sous sa coupe. Cela prouve une fois de plus que le régime ne lâchera jamais prise et ne perdra jamais de vue son objectif, à savoir retrouver un contrôle absolu sur l'ensemble du territoire syrien.
Deraa est dotée d'une importante structure tribale. Ces tribus pèsent plus lourd que l'islam politique organisé, par exemple. Parmi les chefs de clans, on trouve des personnalités qui participent à la gouvernance civique de la ville. Le régime syrien lui-même se méfie d'entrer en confrontation avec ces figures influentes. Ceux-ci se sont contentés du rétablissement des services de l'État, sans pour autant devoir se plier au contrôle sécuritaire qui l'accompagne. Voilà pourquoi l'accord négocié par la Russie en 2018 a permis de conserver des armes à Deraa.
Cette ville divisée a affronté de grands enjeux. Ainsi, ceux qui commettent un crime dans la zone de Deraa – contrôlée par le régime – peuvent rapidement trouver refuge dans le sud de la ville – contrôlé par l'opposition. En effet, ils n’ont qu'à franchir les postes de contrôle qui séparent les deux zones. Certaines informations recueillies sur le terrain font état d'une recrudescence des meurtres dans toutes les régions, dont certains ont des motivations politiques.
Fin juin, le régime syrien a imposé un siège à la partie Sud de la ville de Deraa, dite «Deraa al-Balad», accompagné de bombardements massifs qui ont débuté à la fin du mois de juillet. Cette mesure constituait une violation du cessez-le-feu conclu en 2018, au terme duquel le régime avait repris la majeure partie de la province du sud. L'armée syrienne a coutume de recourir aux tactiques de siège et de bombardement contre la population civile de Deraa al-Balad, forte de 56 000 personnes.
L'Iran, allié du régime, a saisi l'occasion pour s'installer non loin des frontières israéliennes. De son côté, Israël tenait à empêcher l'Iran et le Hezbollah d'y parvenir.
Washington est le seul acteur qui se distingue par son silence. Habituellement, l'administration américaine aurait exprimé ses propres préoccupations ou fait au moins écho à la position d'Israël. S'il ne donne pas le feu vert, Washington donne en tout cas le feu orange.
Le chef d'orchestre de toutes ces opérations n'est autre que la Russie. C'est ce pays qui a négocié la conclusion de l'accord de 2018 ainsi que le retour des forces syriennes à Deraa al-Balad la semaine dernière accompagné du transfert des combattants de l'opposition vers le nord. Près de neuf cents combattants ont rendu leurs armes et ont pu rester à Deraa. Les habitants, quant à eux, ont été assurés de ne pas subir de représailles. Cependant, une fois rentrés chez eux, nombreux sont ceux qui ont découvert que leurs maisons avaient été démolies et celles qui tenaient encore debout, entièrement pillées.
Jusque-là, la Russie avait toléré que les armes restent entre les mains de l'opposition à Deraa. Il s'agissait d'un arrangement inédit en Syrie. La présence de l'opposition syrienne dans le sud convenait mieux à Moscou que la présence du régime, ce qui permettrait à l'Iran et à ses mandataires de se rapprocher d'Israël. Toutefois, l'objectif principal de la Russie consiste désormais à instaurer un climat de stabilité totale et à éviter toute violence inattendue. À mesure que le rythme du conflit dans le sud ralentit, les Russes renforcent progressivement leur présence, notamment en déployant des agents de la police militaire.
La principale hypothèse qui sous-tend cette évolution, ainsi que le silence des États-Unis, porte sur l'accord sur le gaz qui est en cours de négociation en vue d'aider le Liban à affronter la pénurie de carburant dans laquelle il est plongé. Une délégation libanaise de haut niveau a été reçue à Damas – la première de ce genre depuis le début du conflit. On pense qu'elle a discuté de cet accord. Les ministres de l'Énergie d’Égypte, de Syrie, de Jordanie et du Liban se sont également réunis à Amman la semaine dernière pour élaborer un accord à cet égard.
On prévoit que le gaz sera exporté de l'Égypte via le gazoduc arabe. Il traversera la Jordanie jusqu'à Homs, en Syrie, avant d'être acheminé au Liban. La Banque mondiale couvrira probablement les coûts. Le problème qui se pose concerne le mauvais état du gazoduc dans sa partie syrienne. Pour rétablir le fonctionnement du pipeline, deux éléments sont indispensables au régime syrien: un soutien technique extérieur et le contrôle intégral du territoire, de la frontière jordanienne à la frontière libanaise.
À mesure que les forces de sécurité du régime prennent le contrôle, nombreux sont ceux qui redoutent davantage de répression et d'emprisonnements au cours des mois à venir.
Chris Doyle
Mais les États-Unis vont-ils assouplir les sanctions imposées en vertu de la loi César ? À ce jour, cette éventualité reste un tabou absolu. Les initiés de Washington soutiennent systématiquement que l'idée d'une réforme des sanctions est hors de question. L'administration américaine ne veut pas se montrer faible vis-à-vis du régime d'Al-Assad même si, d’un point de vue humanitaire, ces sanctions touchent plus durement les civils syriens que le régime. Le revenu exact que le régime syrien tirerait des frais de transit reste incertain.
Par ailleurs, le président américain, Joe Biden, a fait preuve de realpolitik en Afghanistan et peut donc agir de la même manière en ce qui a trait à la Syrie. Aider le Liban dans sa crise actuelle est primordial, surtout si cela permet de réduire la dépendance de Beyrouth à l'égard de l'Iran. Le gaz égyptien réduirait la dépendance de l'économie du Liban vis-à-vis des ressources énergétiques importées d'Iran. Ce geste encouragerait probablement Israël à donner le feu vert, dans la mesure où celui-ci ne souhaite certainement pas voir le Hezbollah gagner en force. Les Libanais sont nombreux à redouter que cet accord permette à Bachar al-Assad de contrôler dans une certaine mesure leur approvisionnement en énergie.
Ce sont les habitants de Deraa qui ont payé le plus lourd tribut pour cet accord régional. Pour réparer le gazoduc endommagé, le régime doit contrôler et stabiliser la province dans son ensemble. Il faudra donc écraser l'opposition. À mesure que les forces de sécurité du régime prennent le contrôle, nombreux sont ceux qui redoutent davantage de répression et d'emprisonnements au cours des mois à venir.
Tous ces facteurs suggèrent que le régime syrien ne tardera pas à revenir dans le giron de la «communauté internationale». Les puissances régionales telles que les Émirats arabes unis et la Jordanie resserrent actuellement leurs liens. Si les États-Unis décident d'assouplir leurs sanctions, d'autres pays suivront certainement leur exemple.
Chris Doyle est directeur du Council for Arab-British Understanding (Caabu), basé à Londres.
Twitter : @Doylech
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.