Le célèbre politologue américain Francis Fukuyama vient de signer un article intitulé " Pandemics and political performance" (co- signé avec Luis Felipe López-Calva) , dans lequel il démontre que l'actuelle pandémie de Covid-19 a servi de laboratoire d'évaluation des différents systèmes de gouvernance mondiaux face à l'une des plus graves crises sanitaires dans l'histoire contemporaine.
Pour les deux auteurs, les expériences concrètes attestent que la nature du système politique en soi ( démocratique ou autoritaire) n'a pas été déterminante dans les politiques d'endiguement de la pandémie . L'analyse minutieuse et objective a mis en évidence plutôt trois facteurs qui paraissent décisifs dans la réussite des politiques sanitaires publiques : la capacité de l'état (State capacity) ,la confiance sociale (social trust) et le leadership politique ( political leadership).
Par capacité de l'Etat, les deux auteurs désignent le caractère solide et performant du système de santé publique. La confiance sociale a deux leviers complémentaires : la confiance institutionnelle ayant trait au gouvernement et la confiance intersociale qui se mesure par l'ampleur de la solidarité et l'interaction entre les citoyens. Le leadership politique, quant à lui, désigne la capacité reconnue aux décideurs de prendre les mesures appropriées dans les contextes cruciaux.
Si ce modèle dépasse largement les barrières entre les démocraties libérales et les systèmes politiques autoritaires qui, au début de la crise sanitaire mondiale, paraissaient plus aptes à confronter la nouvelle menace virale, il pourra néanmoins servir de grille d'évaluation des impacts des politiques de santé publique sur la nature des régimes politiques.
L'objectif ici n'est nullement de comparer les systèmes politiques selon les paramètres d'efficacité ou de performance, mais de saisir les effets concrets des mesures d'urgence et de restrictions imposées par les impératifs sanitaires sur le fonctionnement du modèle de gouvernance démocratique.
Il va sans dire que, face à l'ampleur inédite de la pandémie, les différents gouvernements ont pratiquement appliqué les mêmes décisions et mesures, du régime de la distanciation sociale et le port obligatoire du masque au confinement général et la déclaration de l'état d'urgence sanitaire.
Si ces mesures ne soulevaient pas de problème particulier dans les sociétés fermées régies par des gouvernements autoritaires, elles poseraient des défis aigus aux sociétés libérales ouvertes.
La question qui se pose désormais est devenue la suivante : dans quelle mesure les instances de régulation du pluralisme politique et social pourront continuer à jouer leurs rôles dans des conjonctures de contrôle systématique et de d'état d'exception permanent ? La fluidité, l'ouverture et la transparence, qui sont les exigences même de la gouvernance démocratique, peuvent-elles être maintenues et garanties dans un tel contexte d'urgence constant ?
Le philosophe italien Giorgio Agamben, qui a consacré une oeuvre monumentale au mode de pouvoir moderne à partir du concept foucauldien de " biopouvoir ", a pointé du doigt le phénomène de suspension des libertés individuelles et publiques à l'ère de la pandémie actuelle, confirmant ainsi la tendance à transformer l'état d'urgence en paradigme permanent de gouvernement. Pour Agamben, les stratégies de lutte contre la crise sanitaire mondiale s'inscrivent dans une logique qui les dépasse largement, et traduisent l'esprit du pouvoir biopolitique qui s'articule sur la réduction de la vie humaine à la simple survie biologique ou " la vie vide" sans épaisseur éthique ou normative.
L'Etat contemporain, devenu "Etat hygiéniste " (Pierre Rosanvallon), sacrifierait les droits et libertés octroyés aux citoyens sur l'autel des nécessités médicales incontestables.
Cette dérive technocratique ne se limite point au discours médical en vogue de nos jours ; elle fut signalée au niveau des politiques économiques (néolibérales) auxquelles on a revendiqué depuis des décennies le statut de vérités scientifiques objectives, ainsi que les constructions juridiques relevant d'une raison positive investie par les experts qui contrôlent les réformes et dispositions légales votées par les instances législatives.
L'essayiste américain Evgeny Morozov a fustigé cette approche qu'il a nommée de " technological solutionism", dans sa profession de foi positiviste erronée qui consiste à croire en la capacité eugénique de la science appliquée, censée pouvoir remodeler la nature humaine, selon les paramètres d'efficacité, de transparence, de certitude et de perfection.
Le phénomène actuel de " webcentrisme " a accentué cette utopie solutionniste, qui confère à l'expert le statut du " roi philosophe " platonicien.
La démocratie, étant fondée sur le postulat de l'incertitude et de la pluralité de la vie humaine collective, devient difficile à penser et à pérenniser dans ce monde de l'exception et de l'urgence .
Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
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