Le président américain Joe Biden a réitéré à l'occasion de sa participation au sommet de Cornouailles sa vision stratégique de l'ordre mondial libéral dirigé par les États-Unis face aux puissances autoritaristes que sont la Chine et la Russie.
Pour Biden le groupe des sept puissances les plus riches et les plus avancées technologiquement de la planète doit se transformer en directoire du " monde libre ", en réactualisant l'alliance des principes et valeurs qui relie fortement les pays aux systèmes démocratiques libéraux.
Cette approche libérale du système international se heurte aux impératifs pragmatiques de la politique extérieure américaine dans sa gestion du conflit de compétition et d'intérêts avec la Chine, qui impliquent un rapprochement risqué et délicat avec la Russie.
Dans ce dossier stratégique prioritaire, la continuité de position et de démarche entre le président Biden et son prédécesseur est éclatante.
Bien que Biden ait manifesté sans détour sa réprobation des politiques russes sur le double plan interne et externe, notamment à l'occasion de l'arrestation de l'opposant Alexeï Navalny, il n'en demeure pas moins attaché à la restauration de la stratégie d'entente et de partenariat avec la Russie pour endiguer le " danger chinois " considéré comme le défi majeur pour le leadership américain.
Après l'échec du dialogue americano - russe en Alaska (mars 2021), l'attitude du président Biden s'est mutée graduellement en faveur du rapprochement avec Moscou.
Le premier sommet Biden - Poutine prévu le 16 juin à Genève fixera les contours des nouvelles relations russo - américaines.
L'hebdomadaire russe Kommersant dans sa livraison du 31 mai 2021 a indiqué clairement que l'enjeu réel de cette rencontre sera la réplique russe à la proposition américaine d'alliance tacite entre les grands pays contre la montée de puissance chinoise.
Biden qui est soumis aux pressions de l'aile libérale russophobe de son parti, aura des difficultés énormes pour convaincre ses pairs du bien-fondé de sa démarche diplomatique vis-à-vis de la Russie. L'imaginaire toujours vif de la guerre froide est aujourd'hui attisé dans le camp démocrate par l'appréhension négative du modèle du " nationalisme populiste autoritaire " en vigueur en Russie poutinienne.
Ce que redoute le plus l'administration américaine est cependant la connivence d'intérêt entre une Russie humiliée et bannie et une Chine en proie à une guerre commerciale américaine sans merci.
Le rapprochement stratégique entre les deux pays ne remonte pas à hier, ils sont à la fois les piliers de l'OCS (organisation de coopération de Shanghai), et des partenaires alliés dans les enjeux géopolitiques de l'Asie centrale.
La Chine accorde une importance cruciale à l'investissement économique dans les secteurs d'hydrocarbures et des nouvelles technologies en Russie dans le cadre de son projet phare de " nouvelles routes de soie ", sur lequel elle parie pour assurer son hégémonie mondiale.
En Russie, la vieille tendance européenne et pro - occidentale est en perte de vitesse, au profit des tenants de l'identité eurasienne, très influents dans les hautes sphères du pouvoir depuis les premières années du règne de Poutine. Les théoriciens de ce courant eurasiatique (le plus célèbre d'eux est Alexandre Douguine) ont émis des critiques acerbes contre le modèle " civilisationnel " occidental taxé de réductionniste, relativiste et nihiliste, et ont plaidé la réhabilitation des normes conservatrices de l'ordre, de la cohésion et du sacré. Pour les penseurs de l'Eurasie, l'âme de la Russie est orientale, sa vocation géopolitique s'identifie à la zone d'influence de l'empire soviétique, et ses intérêts sont scellés à la Chine et aux autres puissances asiatiques.
Il va de soi que cette conscience identitaire porte la marque des blessures narcissiques de la période postsoviétique, durant une période transitoire trouble de l'histoire de la Russie contrainte à se replier sur ses frontières tsariennes avant la révolution bolchévique.
Le virage populiste conservateur en Amérique illustré par l'ex-président Donald Trump a rapproché le leader messianique de l'Occident libéral (les États-Unis) de la Russie poutinienne, malgré les différents dossiers litigieux dont les accusations d'ingérence russe dans l'élection présidentielle américaine de 2016.
Biden qui a entamé son mandat par une prise de position ferme contre la Russie et son président taxé même par le locataire de la maison blanche de " killer", a fini par mesurer les avantages inestimables du partenariat avec Moscou dans le contexte de la nouvelle " guerre froide " avec la Chine.
Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
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