Recep Tayyip Erdogan mène actuellement des campagnes militaires dans l'est de la Syrie, le nord de l'Irak et la Libye, tout en multipliant les différents avec la Grèce sur les droits maritimes et territoriaux dans l'est de la Méditerranée et à Chypre. On pourrait croire que le président turc voudrait désespérément éviter de s’embourber davantage à l’étranger, mais le voici qui s’engage dans un conflit qui ne le concerne pas dans le Caucase : « Le moment est venu de mettre fin à l’occupation du territoire de l’Azerbaïdjan par l’Arménie », a-t-il tonné.
La campagne organisée par la Turquie pour recruter des mercenaires syriens dans le Caucase a débuté des semaines avant ces dernières hostilités, démontrant la fausseté des affirmations azéries et turques, selon lesquelles ils ne faisaient que répondre à une provocation arménienne. Des avions de combat F-16 turcs en patrouille ont attaqué des cibles arméniennes. Même sans le soutien de la Turquie, l'Azerbaïdjan a utilisé ses revenus pétroliers pour s’octroyer un énorme avantage militaire, avec des dépenses militaires entre 2009 et 2018 qui ont totalisé 20,3 milliards d’euros, contre quelque 3,4 milliards d’euros pour l'Arménie. Alors que l’Azerbaïdjan menace de frapper avec ses systèmes de missiles la centrale nucléaire arménienne qui date de l’époque soviétique, les dirigeants mondiaux sont bien évidemment inquiets.
Un conflit profondément enraciné
Qu’est-ce qui explique donc les affrontements qui ont lieu dans le Caucase ? Après la Première guerre mondiale, la jeune Union soviétique a tenté d’obtenir les faveurs de la Turquie en désignant la province montagneuse du Haut-Karabakh (qui compte 95% d’Arméniens) comme faisant partie de l'Azerbaïdjan. Ainsi, en 1991, alors que l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont émergé des ruines fumantes de l’Union soviétique comme États indépendants, ils se sont engagés dans un conflit acharné pour le contrôle de la province. Le cessez-le-feu de 1994 a permis au Haut-Karabakh de jouir d'une autonomie de facto, tout en conservant des liens intimes avec l'Arménie. Bakou et Ankara sont depuis longtemps déterminés à reprendre cette région contestée.
La petite nation arménienne à l’histoire douloureuse est la descendante d'une civilisation chrétienne ancienne et singulière. Au cours des 1000 dernières années, l'Arménie n'a connu que de brèves périodes d'indépendance en raison de la domination successive des empires perse, ottoman et russe. La domination étrangère dont a souffert le pays a entraîné la dispersion de nombreux Arméniens à travers le monde - dont beaucoup se sont précipités pour soutenir leur patrie en ce moment de crise. Les souvenirs bruts du génocide d'il y a un siècle ravivent les craintes perpétuelles des Arméniens face aux intentions hostiles des Turcs.
Le soutien armé d’Israël et les inquiétudes de Téhéran
Alors que la Turquie a attiré l’attention sur sa participation au conflit en adoptant un discours nationaliste enflammé, Israël joue un rôle plus discret qui consiste à armer l’Azerbaïdjan. Entre 2006 et 2019, Israël a fourni l’Azerbaïdjan des armes d’une valeur d’environ 700 millions d’euros, tout en dépendant largement de Bakou pour le pétrole. Outre l'opportunité de renouer les liens avec la Turquie, l'Iran est l’un des principales raisons de l’implication israélienne.
Face à la forte contraction du PIB en Turquie, comment Ankara peut-elle mener des guerres sur au moins quatre fronts ?
Téhéran est très décontenancée par ces tensions qui causent déjà des troubles parmi sa grande population azérie (environ 20% de citoyens iraniens sont azéris). Les Azéris surnomment habituellement le nord-ouest de l’Iran « Azerbaïdjan du Sud », et la Perse a longtemps été dominée à son versant nord par la Turquie. Au cours du dernier millénaire, ses principales dynasties politiques -les Seldjoukides, les Safavides, les Afcharides et les Kadjars - étaient principalement turques. Alors, bien que les Azéris soient chiites, l’Iran soutient son allié, l’Arménie chrétienne.
Face à la forte contraction du PIB en Turquie (baisse de 11% entre avril et juin), comment Ankara peut-elle mener des guerres sur au moins quatre fronts ? Le déploiement de mercenaires syriens et libyens bon marché et jetables, et les généreuses lignes de crédit de la part des Qataris permettent à Erdogan de surfer sur une vague de sentiment nationaliste néo-ottoman expansionniste, sans que des milliers de citoyens ne reviennent au pays dans des sacs mortuaires. Un grand nombre de Syriens désespérés sont prêts à servir de chair à canon turque pour gagner 1500 dollars par mois, ont-ils confié aux journalistes, expliquant qu’ils ont été recrutés en tant qu’« agents de sécurité » mais qu’ils se sont retrouvés en train d’affronter la mort dans la zone de guerre étrangère pour eux. Les mercenaires syriens les plus zélés de la Turquie proviennent souvent de groupes extrémistes.
Les États-Unis et l’Europe ont l’esprit tellement tourné vers leurs dysfonctionnements intérieurs qu’ils sont peu conscients du changement rapide des règles internationales en leur absence : de l’Afrique subsaharienne à l’Asie centrale, une ceinture contiguë d'États défaillants et chroniquement faibles sont prêts à être dominés par des puissances néocolonialistes et de petits États jihadistes. Selon la logique impérialiste de Khamenei de Poutine et Erdogan, si l’un d’entre eux n’exploite pas ces faiblesses, quelqu'un d’autre le fera. C’est comme si le système fondé sur des lois des États-nations souverains avait été jeté aux oubliettes de l’histoire. Bienvenue au 18e siècle !
L’effet boomerang des politiques expansionnistes
Mieux vaut balayer devant sa porte avant de critiquer : alors que l'Iran a montré la voie à d'autres États parias en déployant des paramilitaires mercenaires pour semer le chaos dans toute la région, l'utilisation par la Turquie de milices juste au-dessus des frontières nord de l'Iran risque de déclencher un conflit ethnique et des tendances séparatistes dans toute la République islamique.
Ces évènements ont également transformé un Poutine profondément énervé en un adepte du multilatéralisme, ce dernier organisant docilement des réunions Zoom avec le président français Emmanuel Macron et d'autres dirigeants et faisant des déclarations appelant au calme et au respect du droit international. Quel contraste avec le penchant passé de Poutine pour la dévoration des territoires en Ukraine et en Géorgie ! La tentation de Poutine à tirer parti du chaos politique en Biélorussie est également tempérée par ses craintes que les manifestations de masse à Minsk puissent se reproduire à Moscou.
Les provocations d’Erdogan sont un choc brutal pour la Russie qui ambitionnait de devenir l’arbitre suprême entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie (Moscou étant obligée de défendre cette dernière). Il serait ironique si la Russie payait le prix de se aventures de domination éclair à travers le Moyen-Orient en laissant la porte arrière de la Russie dans le Caucase ouverte aux rodomontades turques. Les conséquences seraient incendiaires pour la Russie si cette région instable s'enflammait à nouveau.
Entourée d’États hostiles et tyranniques, l’existence même de l’Arménie est un miracle. Alors que cette nation fait de nouveau face à une agression unilatérale, il est urgent que la communauté internationale fasse, pour une fois, le nécessaire pour laisser vivre l’Arménie.
Le philosophe et historien arabe Ibn Khaldoun a théorisé le cycle de vie prédéterminé des Empires qui suivent une logique d'expansion-maturité-effondrement. En abolissant gaiement le modèle d'État-nation et les lois afférentes qui lui confèrent la sécurité, l'Iran, la Turquie et la Russie ont finalement mis un frein à leurs propres efforts de construction d'Empires ; il en résultera que l’impérialisme démesuré et l'instabilité contagieuse provoqueront la désintégration de ces régimes en décomposition qui s’effondreront sous leur propre poids. Et le plus tôt sera le mieux.
Baria Alamuddin est une journaliste et présentatrice primée du Moyen-Orient et du Royaume-Uni. Elle est rédactrice en chef de Media Services Syndicate et a interviewé de nombreux chefs d'État.
NDLR: Les opinions exprimées par les auteurs dans cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com