Pierre de Coubertin inscrivit dès le début son projet de jeux Olympiques modernes, son «exposition universelle athlétique», dans une perspective géopolitique. Mais sa vision d’un monde pacifié par le sport ne concernait alors que les jeunes élites masculines occidentales. Coubertin promettait en fait à l’Occident un retour de l’ethos chevaleresque, une idéalisation de l’effort physique sublimé par l’élégance morale du fair-play. Comme à l’époque, la Vieille Europe croyait dans sa permanence, elle se sentait seule concernée par la modernisation et se prépara peu aux bouleversements du XXe siècle.
Un siècle après Coubertin, le sport s’est inscrit de facto dans une géopolitique mondiale. Redistribuant les cartes de l’influence, il inspire et expire le zeitgeist et la géographie. On pense bien sûr à Berlin 1936 et la propagande de l’idéologie nazie, la célébration de la fin de la Seconde Guerre mondiale avec la tenue, sous l’influence du bloc de l’Ouest, des Jeux à Londres en 1948. Mais aussi la cristallisation des tensions du Moyen-Orient avec les attentats de Munich 1972, le boycott des pays africains pour les Jeux de Montréal 1976, en opposition à la politique de l’apartheid en Afrique du Sud, la guerre froide et les boycotts de Moscou 1980 et Los Angeles 1984, la transition démocratique et industrielle de la Corée du Sud avec Seoul 1988… Il est intéressant de constater que ces manœuvres furent toutes opérées au niveau étatique et elles le sont encore, comme le rappelle la promulgation en 2020 du Rodchenkov Act, une loi qui permet aux États-Unis de poursuivre hors de leurs frontières toute personne impliquée dans une affaire de dopage à l’échelle internationale.
En parallèle de cette ordonnance gouvernementale, on constate aujourd’hui une incroyable percée de la société civile dans la mobilisation de l’espace sportif. Les médias sociaux ont libéré et accéléré les vagues de revendication des droits de l’homme et des travailleurs sur les chantiers des mégaévènements, les mouvements #MeToo et Black Lives Matter, les demandes de reconnaissance des minorités culturelles ou sexuelles… Cette mobilisation populaire est en croissance exponentielle et les institutions sportives sont aujourd’hui incapables d’y répondre de manière efficace. Alors que le sport est le liant social par excellence, le dialogue meurt. Un des exemples frappants est la communication du Comité international olympique (CIO) et du Comité d’organisation de Tokyo sur les progrès de la flamme olympique au Japon alors que les sondages montrent les inquiétudes des Japonais et leur souhait de reconsidérer la tenue même des Jeux. Crisis? What crisis? chantait le groupe de rock Supertramp.
Pour expliquer notre présent et prédire le futur du sport et de nos communautés, il nous faut mobiliser conjointement trois auteurs qui pourtant s’opposèrent.
D’abord, l’américain Francis Fukuyama qui identifia en 1992 la «logique de la science» et la «lutte pour la reconnaissance», comme forces de l'histoire humaine. La première nous conduit à satisfaire nos désirs incessants à travers un processus économique rationnel, mais c’est surtout la seconde qui est le véritable moteur de l'Histoire.
De son côté, dans son Choc des civilisations (1996), Samuel Huntington prédit le passage d’une confrontation bipolaire Est-Ouest à une succession de tensions et conflits entre de grands blocs d’appartenance culturelle et civilisationnelle, plus que par des différences idéologiques, politiques ou économiques.
Quant à lui, Dominique Moïsi nous proposa une Géopolitique des émotions (2007) avec trois déclinaisons de la notion de confiance: l’espoir, l’humiliation («la confiance trahie de ceux qui ont perdu espoir dans le futur») et la peur («l’absence de confiance»).
Lutte pour la reconnaissance, conflits culturels et variations sur la confiance. Trois clés pour ouvrir nos champs de lecture.
De par son poids économique, politique et culturel, nous sommes marqués et influencés par l’American way of life, dont le soft power est indéniablement renforcé par les Gafam [les géants du Web: Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft]. Aujourd’hui, la société américaine a perdu l’espoir, l’humiliation anime de nombreux mouvements radicaux de déconstruction, la peur et la défiance remettent en cause les institutions. L’obsession raciale du décolonialisme et l’antispécisme (qui récuse la notion d’espèce et s’élève contre toutes les discriminations faites aux animaux) témoignent-ils d’une nouvelle radicalité qui relèverait d’un procès de l’Homme, de son Histoire et donc de notre Humanité? Sous prétexte de respect de l’autre, le politiquement correct américain et la cancel culture ne doivent pas devenir des injonctions sociétales et des négations de nos différences.
D’autres espaces et d’autres cultures doivent contrebalancer et enrichir ce qui ne doit pas être une pensée unique de critique et de doute. C’est une opportunité et une responsabilité pour le Moyen-Orient, la Russie ou encore la Chine. Ces trois «territoires» sont forts de leurs valeurs, leurs histoires et de leurs aspirations. Et comme ils ont compris que le sport est aussi le laboratoire de nos évolutions sociologiques et géopolitiques, ils l’utilisent pour présenter leur altérité. Ainsi, pour paraphraser Marc Aurèle, ils nous donnent «la force de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l'être, mais aussi la sagesse de distinguer l'un de l'autre».
Philippe Blanchard a été directeur au Comité international olympique puis en charge du dossier technique de Dubai Expo 2020. Passionné par les mégaévénements, les enjeux de société et la technologie, il dirige maintenant Futurous, les Jeux de l’Innovation et des sports et esports du Futur.
Twitter: @Blanchard100
NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.