PARIS : Elles attendent leur public depuis bientôt un an, à l’abri des murs de l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris. Aujourd’hui, le lever de rideau est proche, avec l’annonce de la réouverture des lieux culturels fermés depuis de long mois en raison de la pandémie. Oum Kalthoum, Dalida, Sabah, Fayrouz ou Warda pourront de nouveau briller de mille feux et transporter le public grâce à la beauté de leurs voix.
L’exposition événement Divas arabes, d’Oum Kalthoum à Dalida devait ouvrir ses portes au mois de mai 2020. Le confinement et les restrictions sanitaires mis en œuvre pour contenir l’épidémie de Covid-19 en ont décidé autrement: pendant de long mois, les centaines de pièces de collection, inédites, sont restées à l’abri chez la trentaine de collectionneurs et d’artistes contemporains à qui elles appartiennent.
Arab News en français a pu visiter en avant-première ces quelque 1000 m2 consacrés aux divas arabes, que le grand public aura l’occasion de découvrir à partir du 19 mai.
Dès l’entrée, le visiteur est transporté dans les rues du Caire dans les années 1920. Les tramways, les hommes en galabieh, les cafés semblent surgir d’un temps révolu tandis que les voix d’Oum Kalthoum, de Dalida, de Sabah ou de Fayrouz emplissent l’espace. «Nous avons voulu que la musique soit libre, pas dans des casques, car l’écoute était faite en communauté. C’était une expérience collective, une communion, une transe parfois, comme dans les concerts d’Oum Kalthoum», explique Élodie Bouffard, la commissaire de l’exposition, qui souhaite ainsi que les visiteurs fredonnent tous ensemble ces grands airs indémodables tout en parcourant l’exposition.
Cette dernière est divisée en quatre grandes parties. La première est consacrée aux pionnières des années 1920-1930; des femmes visionnaires et avant-gardistes qui ont ouvert la voie et ont permis aux grandes divas d’être ce qu’elles ont été. «Il était fondamental pour nous de présenter les divas oubliées, les pionnières, celles qui ont participé à la mise en place d’une société du divertissement, à la construction de la musique populaire, à l’avancée de la radio, à la mise en place du cinéma», précise Élodie Bouffard.
À l’époque, Le Caire est le centre de gravité de la vie intellectuelle du monde arabe. La capitale attire les artistes venus de tout le Moyen-Orient. On y trouve ainsi Rose al-Youssef, dont le vrai prénom est Fatma. Née au Liban, elle devient une figure emblématique de la presse et du théâtre égyptiens de l’entre-deux-guerres et fonde le célèbre magazine culturel et politique Rose al-Youssef.
On y croise également Badia Massabni, qui a ouvert les premiers cabarets à Alexandrie et au Caire et a formé les plus grandes danseuses de sharki [danse orientale, NDLR] du monde arabe.
Mounira el-Mahdeya, quant à elle, est passée maître dans l’art du tarab [émotion esthétique qui est au cœur de la tradition artistique arabe, NDLR]. C’est en outre la première femme musulmane à monter sur les planches, dans la pièce Saladin.
Autre figure emblématique, Assia Dagher est une productrice de génie. C’est elle qui a lancé le réalisateur Youssef Chahine et qui a fait connaître la future diva Sabah. En récompense, elle se verra accorder la nationalité égyptienne.
«Voir des femmes émancipées et puissantes, qui ont vraiment révolutionné et joué un rôle politique important dans le monde arabe et au-delà, est vraiment important pour les Occidentaux et les Occidentales. Cela donne une autre image de la femme orientale», se félicite Maïa Tahiri, chargée de la communication avec les pays arabes à l’IMA. Un salon féministe cairote a d’ailleurs été reconstitué, avec une bibliothèque intégralement recomposée.
C’est grâce à ces pionnières que les grandes divas vont pouvoir révéler leur talent. C’est d’ailleurs en passant derrière des rideaux rouges qu’on les découvre, en pénétrant dans leurs loges: d’abord celle d’Oum Kalthoum, avec ses robes de scènes, ses parures, et sa voix qui emplit l’air; puis celle de Warda, dont le fils a prêté nombre d’objets personnels pour l’exposition.
Seules quelques photographies et enregistrements vidéo nous restent d’Asmahan, cette véritable icône de la modernité, princesse druze, espionne à la vie sulfureuse qui est née sur un bateau, entre Izmir et Beyrouth, et disparaît tragiquement, noyée après un accident de voiture. Fayrouz, fidèle à elle-même, est toujours aussi discrète. Des photos, des affiches et des extraits prêtés par des collectionneurs inconditionnels nous permettent de mieux connaître celle que l’on a surnommée «l’ambassadrice du Liban auprès des étoiles».
Une trentaine de collectionneurs ont collaboré à l’exposition, prêtant des affiches, des photos, des journaux d’époque, des enregistrements audio ou vidéo ou des objets personnels. Ainsi, l’habilleur de Sabah, William Khoury, rencontré par le biais «d’amis d’amis d’amis», a conservé toutes les tenues de scène de la diva libanaise. Élodie Bouffard, à qui il a ouvert les portes de son atelier, en a sélectionné plusieurs.
La troisième partie de l’exposition est consacrée à Nilwood, «Hollywood sur le Nil». À cette occasion, le visiteur part sur les traces de Leila Mourad, Faten Hamama, Souad Hosni, Sabah, Tahia Carioca, Samia Gamal, Hind Rostom, Dalida... Cet âge d’or du cinéma égyptien prendra fin dans les années 1970 avec la mort de Nasser, puis, en 1975, avec la disparition d’Oum Kalthoum, et le début de la guerre civile au Liban. «Ce sont des moments de bascule pour les deux pôles culturels que sont Beyrouth et Le Caire. L’industrie culturelle du cinéma et de la culture est aussi confrontée à l’arrivée du petit écran qui consacre la fin des grandes messes populaires, cinéma, radio et théâtre, lors de moments de convivialité, véritable ciment populaire», explique Élodie Bouffard.
C’est alors la fin d’une époque, la disparition d’un monde. L’âge d’or est révolu. Aujourd’hui, cependant, de nombreux artistes contemporains s’en inspirent. Cet héritage contemporain est d’ailleurs à l’origine de l’exposition: «Le projet est né il y a environ quatre ans», se souvient Elodie Bouffard. «Pour l’exposition dédiée au hip-hop à l’IMA, nous avions invité des beatmakers venus du pourtour méditerranéen pour créer la bande originale de l’exposition. En échangeant avec eux, nous nous sommes rendu compte que revenaient régulièrement Warda, Oum Kalthoum, Fayrouz. Ils avaient ce patrimoine en commun. Nous avons commencé à gratter le sujet et le livre de Lamia Ziadé Ô nuit, ô mes yeux est sorti juste après. Le beatmaker Wael Kodaih a également présenté avec Randa Mirza, quelques jours après la fin de l’exposition, son projet “Love and Revenge” pour la première fois, un projet dans lequel il mixe des chansons arabes de cette époque.»
La dernière partie de l’exposition est ainsi consacrée à ces artistes contemporains qui se réapproprient cet héritage: Lamia Ziadé a réalisé un mur des curiosités à partir de son magnifique ouvrage Ô nuit, ô mes yeux; Nabil Boutros expose ses photomontages réalisés à partir de vieux films; Youssef Nabil entend réhabiliter les danseuses orientales à travers ses photos mises en scènes. Shirin Abu Shaqra, elle, se confronte au thème du temps qui passe, tandis que Shirin Neshat, fascinée par la diva égyptienne surnommée «l’Astre de l’Orient», part à la recherche d’Oum Kalthoum à travers un documentaire.
L’exposition se referme sur une œuvre de Wael Kodaih et Randa Mirza qui fait revivre Samia Gamal et ses contemporaines sous forme d’hologrammes, devant les platines des deux DJ, pour une «dernière danse», avant de laisser la place aux «Juifs du monde arabe», la prochaine grande exposition que l’IMA proposera, en principe, au mois de septembre 2021.