Mathieu Bock-Côté est un sociologue québécois. Il vient de publier un essai intitulé « La révolution racialiste », réaction vive au mouvement diversitaire radical qui s'articule autour du mouvement « Woke », en vogue dans les universités américaines. Ce mouvement a suscité une polémique continue dans les campus universitaires et les colonnes de débats des journaux ; il se présente comme la consécration de la pensée postcoloniale dans sa phase idéologique engagée, portée par les courants identitaires « subalternes » occupant le devant de la résistance au nationalisme « suprémaciste » qui a supplanté dans la plupart des démocraties occidentales la droite libérale républicaine.
Mathieu Bock-Côté, à l'instar de plusieurs intellectuels occidentaux, a fustigé le mouvement « Woke » comme courant essentialiste qui conduit à l'assignation identitaire forcée, et contredit la jonction de l'universel, à la racine de l'humanisme moderne.
Cette approche critique, tout en étant légitime et motivée philosophiquement, passe sous silence le contexte initial de la pensée décoloniale, marquée par le discours « racialisé », consistant à établir une typologie de classement et de représentation, qui réduit l'autre à un soumis à une identité particulière qui justifie son exclusion et sa subordination.
La reprise critique de la taxinomie coloniale n'a pas donc pour but de pérenniser ou entériner la représentation identitaire issue de l'imaginaire ethnographique européen, mais de la subvertir et la déconstruire selon des modalités nouvelles de conception et de formulation.
Le philosophe et historien camerounais Achille Mbembe dans son livre « Critique de la raison nègre » a pointé la genèse de la notion de race qui visait à l'origine de « se représenter les humanités non européennes comme frappées par un moindre être ».
La réappropriation de ce concept chez les colonisés répond donc à deux logiques différentes : s'identifier aux schèmes de la représentation coloniale aliénante (phénomène psychique admirablement décrit par Frantz Fanon) ou s'insurger contre cette sorte de colonisation des esprits et se servir de ces outils conceptuels dans un sens libérateur et critique.
Bien que l'objectif de décolonisation des consciences et des imaginaires remonte à la littérature des mouvements de libération (Fanon, Aimé Césaire, Malek Bennabi....), la pensée postcoloniale dans son dispositif théorique et conceptuel s'est forgée autour de la pratique déconstructrice des discours, appliquée au corpus orientaliste par Edward Said dans son ouvrage « L'orientalisme » (1978).
L'orient dans cette optique est non une idée naturelle ou une évidence d'usage, mais une notion créée et manipulée pour normaliser, justifier et perpétuer la domination coloniale.
Seyid Ould Abah
La portée heuristique de cette oeuvre monumentale fut d'avoir mis en évidence dans le sillage de l'archéologie foucauldienne les interactions complexes entre les deux champs de savoir et de domination politique organiquement imbriqués dans les écrits européens ayant pour centre d'intérêt les sociétés de l’aire islamique.
L'orient dans cette optique est non une idée naturelle ou une évidence d'usage, mais une notion créée et manipulée pour normaliser, justifier et perpétuer la domination coloniale.
Il s'en suivait un grand effort de recherche multidisciplinaire pour traquer les stratégies de classement et de représentation qui s'inscrivent dans cette visée hégémonique.
Les productions épistémiques savantes perdent ainsi leur fausse objectivité désintéressée, et le champ des sciences humaines devient un des lieux privilégiés pour « La lutte de classe dans la théorie », selon l'expression célèbre de Louis Althusser.
On peut repérer ici deux usages politiques distincts du paradigme postcolonial.
Un usage différencialiste radical qui a trop accentué les clivages de représentation et d'identification finit par instaurer des ruptures et des murs infranchissables entre les cultures et les sociétés, faisant ainsi le lit de la pensée séparatiste coloniale. L'idée même d'identité comme socle rigide et mimétique est le fruit de l'idéologie nativiste raciale.
Un autre usage consiste à investir le paradigme postcolonial dans le sens d'une politique d'ouverture et de dialogue entre les nations et les cultures qui déboucherait sur un idéal d'universel concret répondant à l'idée régulatrice d'humanité unique, solidaire et égalitaire.
Dans une phase tragique mouvementée de l'histoire des sociétés libérales modernes, subissant actuellement l'assaut des idéologies de droite populiste et extrémiste, la pensée postcoloniale gagnera à porter l'idéal émancipateur des lumières dans sa vocation universaliste et humaniste généreuse.
Défendre les droits de différence culturelle est une revendication légitime, combattre les schèmes de représentation hégémonique dans les formations discursives est une nécessité théorique et pratique. Cette double action ne peut cependant se passer de l'idéal de l'universel qui est selon la formule heureuse du poète portugais Miguel Torga : « Le local moins les murs ».
Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français