À l’heure où les militants antiracistes du monde entier appellent à la fin de la glorification du colonialisme, la France refuse de démolir ses statues. Le président Emmanuel Macron a insisté pour que les représentations de personnages historiques liés aux pires injustices de l’impérialisme restent en place. Parmi ces statues, celle de Jean-Baptiste Colbert, devant l’Assemblée nationale. Ce ministre du XVIIe siècle a participé à la rédaction du « Code noir », qui réglementait la traite des esclaves.
« La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire », a déclaré Emmanuel Macron, expliquant qu’il n’y avait aucune possibilité de « nier qui nous sommes. » Pour apaiser des groupes tels que Black Lives Matter, le président français prévoit de rebaptiser des rues et des places afin de rendre hommage à 100 combattants africains morts pour la France au cours de la seconde guerre mondiale.
Il existe pourtant un problème de taille dans ce compromis : il est presque certain que personne n’aura jamais entendu parler de ceux qui seront célébrés. Les soldats coloniaux qui sont morts au cours des deux guerres mondiales ressemblent aux victimes à la peau sombre des crimes de masse qui ont suivi, comme récemment en Afghanistan ou en Irak : des statistiques sans visage.
Si vous examinez les plaques parsemées dans Paris rappelant la libération de la ville de l’occupation nazie en 1944, vous remarquerez que les noms à consonance arabe ou africaine sont très rares, presque inexistants. Pourtant, lors de la Seconde Guerre mondiale, quelque 400 000 combattants de l’armée française étaient issus des colonies nord-africaines d’Algérie, de Tunisie et du Maroc, et plus de 70 000 venaient du Sénégal et des régions conquises de l’Afrique subsaharienne.
Ces combattants issus des colonies ont été qualifiés de « soldats indigènes » pour bien les différencier des autres combattants de l’armée française. Beaucoup d’Africains ont été « utilisés » comme chair à canon dans les batailles et se sont vu refuser le respect et les privilèges de leurs camarades blancs. Quand la France tomba aux mains des Allemands, à l’été 1940, environ 17 000 hommes de ses troupes coloniales ouest-africaines, appelés « tirailleurs sénégalais », avaient été massacrés. S’ils se rendaient à des unités nazies fanatiques, ils pouvaient s’attendre à être assassinés, malgré l’existence des conventions de Genève.
Vers la fin de la guerre, lors du Débarquement sur les plages de Provence pendant l’opération Dragoon, deux mois après le Jour J, près d’un demi-million de soldats sur le front étaient des citoyens de l’empire et ils représentaient 80 % des Forces françaises libres. Ce sont eux qui ont repris de grandes villes comme Toulon et Marseille et qui ont aidé à repousser les Allemands hors de France. La légendaire 2e division blindée, unité chargée de libérer Paris, était composée à l’origine de plus de 3 600 Algériens et Marocains, sans compter d’autres soldats provenant de pays africains. Pourtant, les photographies des troupes défilant sur les Champs-Élysées après la Libération ne montrent que des rangées de visages blancs. C’est parce que le général de Gaulle, futur président, a voulu donner la fausse impression que les Français s’étaient libérés sans l’aide des combattants issus des troupes coloniales.
Le mythe d’une Libération « uniquement blanche » a été rapidement répandu par les autorités françaises, qui se sont empressées de dépouiller de nombreuses troupes coloniales de leurs uniformes, avant de les renvoyer en Afrique. Ceux qui ont été autorisés à rester en France se sont retrouvés à croupir dans des camps de détention décrépits, qui avec le temps se sont transformés en lotissements de masse où les discriminations se sont multipliées. Percevant des prestations sociales minimes, certains ont même été privés de leurs pensions de retraite, par exemple après que le Sénégal eut gagné son indépendance en 1959.
Pendant ce temps, les attitudes colonialistes persistent ; elles sont institutionnalisées au sein des partis politiques populaires tels que le Rassemblement national (RN), l’ancien Front national fondé par Jean-Marie Le Pen, condamné pour racisme et antisémitisme et également accusé d’avoir torturé des prisonniers pendant la guerre d’Algérie. Le programme anti-immigration du RN – désormais dirigé par la fille de son fondateur, Marine Le Pen – trouve ses racines dans le ressentiment suscité chez certains par la perte des colonies, en particulier l’Algérie, le « joyau de la couronne » de l’ancien empire. La nostalgie des anciennes ressources économiques de l’Algérie et du prestige que tirait la France de l’administration d’un des pays les plus riches d’Afrique s’accompagne des souvenirs d’une époque où l’Algérie fournissait un approvisionnement en soldats bon marché et sacrifiables.
Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée à la Défense, a récemment présenté un livret de 210 pages pour rendre un nouvel hommage à ces troupes, déclarant : « Les noms, visages et vies de ces héros africains doivent faire partie de nos vies en tant que citoyens libres, parce que sans eux, nous ne serions pas libres. » Si Darrieussecq a vraiment l’intention de commencer à examiner les carrières de ces personnels de service et de les faire connaître, elle devra en être félicitée. En réalité, cela ne sera probablement guère plus qu’un geste symbolique. Renommer les rues ne sera rien de plus que cela, cette mesure ne permettra pas de savoir qui étaient ces Africains et encore moins ce qu’ils ont réalisé.
Des mesures plus efficaces pourraient prévoir des réparations financières destinées aux anciens soldats et à leurs familles. Pas seulement aux très rares survivants de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi à ceux qui ont combattu dans des pays comme la Corée et le Vietnam. Tout aussi importante, la révision de l’enseignement de l’histoire pour faire connaître l’immense sacrifice des soldats de l’empire est attendue depuis longtemps. De même, des excuses officielles pour la manière dont ils ont été traités s’imposent de toute urgence. Cela aiderait bien plus efficacement à combattre le racisme que de nouvelles plaques de rues.
Nabila Ramdani est une journaliste, chroniqueuse et animatrice franco-algérienne plusieurs fois primée, spécialisée dans la politique française, les affaires islamiques et le monde arabe. Twitter : @NabilaRamdani
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