Les accords de paix sont des créatures délicates qui nécessitent qu’on leur porte une attention particulière. Plus le conflit est long et amer, plus cette exigence est applicable. C’est particulièrement vrai en Irlande du Nord.
Depuis le début du mois, l’Irlande du Nord connaît les pires émeutes de son histoire. Des violences éclatent chaque nuit, faisant près de 90 blessés parmi les policiers. Des canons à eau ont été déployés pour la première fois depuis 2015 et des cocktails Molotov volent au-dessus des murs, divisant les communautés de Belfast-Ouest. Le triste décès du prince Philip, duc d’Édimbourg, pourrait apporter un répit temporaire par respect pour la monarchie, mais les problèmes sous-jacents sont bien présents.
La violence crée sa propre dynamique. Avec chaque blessure, la colère et la peur s’intensifient. La plupart des habitants d’Irlande du Nord s’opposent totalement aux émeutes, mais, malheureusement, il en faut peu pour allumer la flamme. La saison estivale des marches s’avère donc dangereuse cette année.
Cette éruption a ses causes, notamment la décision des autorités de ne pas engager des poursuites contre la dirigeante du Sinn Fein en Irlande du Nord, Michelle O’Neill, pour avoir assisté en juin aux funérailles de Bobby Storey, ancien membre de l’IRA, et enfreint les restrictions liées à la pandémie de coronavirus. Pour les unionistes, cette décision était une preuve du deux poids, deux mesures.
Les divisions sectaires sont encore très marquées et la ségrégation est courante. À Belfast, 97 % des logements sociaux sont séparés entre protestants et catholiques, alors que moins de 8 % des jeunes fréquentent des écoles intégrées. L’impact de l’augmentation de la population catholique est également révélateur. Beaucoup pensent que le recensement de cette année montrera que les catholiques sont désormais majoritaires en Irlande du Nord. Cela ne fait que miner la confiance des unionistes, qui se sentent menacés et abandonnés.
Un autre facteur est le manque d'investissement. Belfast-Ouest est l’une des zones les plus défavorisées de Grande-Bretagne. Des enfants de 12 ans seulement ont été impliqués dans la violence et ont même été arrêtés. Les jeunes de ces quartiers n’ont rien à faire et ne voient pas d’espoir pour l’avenir.
Samedi marquait le 23e anniversaire de l’accord du Vendredi saint. Cet accord a été conclu après que les négociateurs ont versé une quantité considérable de sang, de sueur et de larmes et après trente-cinq ans de violence sectaire, de tensions intercommunautaires et de terrorisme, y compris sur l’île de Grande-Bretagne. Si l’on remonte encore plus dans le temps, nous voyons que l’Irlande a connu des siècles de conflits.
Personne ne souhaiterait retourner aux jours sombres des «Troubles». Le fait que des relations pacifiques se soient maintenues, la plupart du temps, depuis 1998, ne signifie pas que tous les problèmes ont été résolus, tout comme la fin officielle de la guerre civile au Liban n’a pas entraîné un bonheur intercommunautaire parfait. L’une des raisons pour lesquelles la paix s’est installée en Europe après 1990 a été les efforts considérables pour combler le fossé entre l’Est et l’Ouest, notamment dans l’Allemagne nouvellement réunifiée. Cependant, même dans ce pays, les dirigeants doivent rester sur leurs gardes. L’Irlande du Nord doit encore déployer des efforts similaires.
Le fait que des relations pacifiques se soient maintenues, la plupart du temps, depuis 1998, ne signifie pas que tous les problèmes ont été résolus.
Chris Doyle
Les habitants d’Irlande du Nord n’apprécient pas qu’on les traite comme si leur province était un trou perdu gênant. C’est exactement ce que fait l’establishment anglais à Westminster. Il a fallu six jours pour que le Premier ministre britannique, Boris Johnson, s’exprime sur les émeutes. Les anciens unionistes d’Irlande du Nord soulignent la nécessité de passer plus d’appels téléphoniques afin de contacter toutes les parties au plus haut niveau. C’est peut-être en raison d’un manque d’imagination que les Troubles pourraient à nouveau éclater en Irlande du Nord. Le ministre des Affaires étrangères, Dominic Raab, a déjà admis qu’il n’avait même pas lu l’accord du Vendredi saint.
Le Brexit n’a pas fait de cadeau à l’Irlande du Nord. De nombreuses personnes dans le camp des «brexiteurs» ont été imprudentes et trop facilement prêtes à sacrifier la paix en Irlande du Nord pour réaliser les objectifs de ce qu’ils croyaient être un retour de la souveraineté et de l’indépendance britanniques. Pour certains, l’Irlande du Nord constituait un fardeau. Les anciens Premiers ministres John Major et Tony Blair, tous deux impliqués dans les négociations de paix nord-irlandaises, avaient averti en 2016 que le Brexit pourrait mener à une recrudescence de la violence.
L’accord du Vendredi saint peut-il survivre à toutes les contradictions du Brexit? Les habitants d’Irlande du Nord désirent une frontière ouverte avec l’Irlande, mais le gouvernement britannique refuse de concéder la moindre goutte de souveraineté sacrée dans tout accord avec l’Union européenne (UE). Les unionistes ont noté la plus grande confiance des catholiques dans le fait qu'il pourrait y avoir une Irlande unie à la suite du Brexit.
Boris Johnson a fait une série de promesses contradictoires, dont celle de dire aux loyalistes qu’il n’y aurait pas de frontière entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord tout en affirmant au monde qu’il n’y aurait aucune frontière physique sur l’île d’Irlande. Il a finalement accepté d’établir une frontière commerciale en mer d’Irlande, ce qui signifie que les marchandises britanniques entrant en Irlande du Nord sont désormais soumises aux contrôles douaniers de l'UE. Les unionistes y voient une trahison et considèrent que l’Irlande du Nord ne fait plus totalement partie du Royaume-Uni. Ils veulent que le protocole frontalier soit annulé. Jonathan Powell, ancien négociateur britannique en chef en Irlande du Nord, a écrit que les dirigeants unionistes «ont eu du mal à croire que le Premier ministre britannique leur aurait menti effrontément».
Le gouvernement irlandais souhaitait organiser un sommet, mais il se serait heurté au refus du gouvernement britannique, qui est allergique à la moindre suggestion que l’accord du Brexit et sa position sur la question de la frontière irlandaise soit à l’origine de l’actuelle flambée de violence. Londres veut éviter un sommet qui pourrait se transformer en un jeu de reproches mesquin. Les unionistes considèrent toute implication du gouvernement irlandais comme une ingérence dans les affaires internes de l’Irlande du Nord.
Le gouvernement britannique est plus que conscient que le président américain, Joe Biden, ardent défenseur de l’accord du Vendredi saint, accorde une attention particulière à cette question.
Les événements en Irlande du Nord méritent d’être observés et que l’on en tire des leçons. Trop de conflits éclatent dans le monde et trop d’autres sont sur le point d’exploser. L’Irlande du Nord nous rappelle, de manière salutaire, que la diplomatie de la paix n’est pas un luxe mais une nécessité et qu’elle ne devrait pas être abandonnée lorsque l’encre d’un accord est sèche. Tout accord de paix peut être rompu et, lorsque c’est le cas, il peut s’avérer encore plus long de réparer les dégâts.
Chris Doyle est directeur du Conseil pour la compréhension arabo-britannique à Londres.
Twitter: @Doylech
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com