ANKARA: L'annonce des États-Unis selon laquelle ils comptent se concentrer sur la lutte contre les poches de résistance de Daech en Syrie, plutôt que sur la protection des champs de pétrole dans la région, pourrait forcer la Turquie à repenser sa stratégie dans le pays ravagé par la guerre, estiment les analystes.
En nette opposition à la politique de l'ère Trump, le porte-parole du Pentagone, John Kirby, a déclaré mardi qu'environ 900 militaires et entrepreneurs américains ont été «retirés» des champs pétroliers syriens depuis août dernier.
Cette décision survient à la suite d’un accord entre la firme américaine Delta Crescent Energy et les Kurdes syriens, alliés des États-Unis, dans le but de développer et exporter les vastes réserves de pétrole brut du nord-est de la Syrie.
Les forces américaines dans la région «ne sont pas autorisées à assister toute autre entreprise privée qui cherche à développer les ressources pétrolières en Syrie», affirme Kirby. Il ajoute que la responsabilité de la protection des civils justifie la présence des forces américaines autour des champs pétrolifères.
Avec Washington qui se concentre désormais sur la défaite de Daech, la principale question est de savoir si ce changement de politique poussera la Ankara à revoir sa stratégie en Syrie.
Navvar Saban, analyste militaire du Centre d'études stratégiques Omran, basé à Istanbul, croit que la décision américaine aura certainement des implications de grande envergure.
«Les États-Unis sont maintenant là pour sécuriser la zone contre Daech en soutenant les Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les Kurdes. Le soutien américain se limite à l’assistance militaire des FDS», a déclaré Saban à Arab News.
Dans son dernier rapport trimestriel, publié mercredi, le Pentagone a déclaré que les affrontements entre la Turquie et les FDS près d’Ayn Issa avaient sapé la force du combat contre Daech.
«Les forces de la coalition ont continué de conseiller les FDS sur leurs opérations indépendantes contre Daech. Néanmoins, les FDS, qui n'ont pas de moyens aériens, se sont appuyés sur le soutien aérien de la coalition, notamment pour les renseignements, la surveillance et la reconnaissance, en établissant un partenariat avec les forces de la coalition durant la plupart de ses opérations », a-t-il déclaré.
Toutefois, Ankara critique la coopération de Washington avec les FDS, déjà considérés comme une organisation terroriste. Ankara craint également qu'un soutien supplémentaire américain n'encourage les Kurdes syriens à rechercher une plus grande autonomie et inspire également leurs partisans en Turquie.
Selon Saban, le renforcement des FDS conduira à une redéfinition de la ligne de contrôle d’Ankara et mettra fin aux patrouilles conjointes entre les Russes et les Turcs à l’est.
«Il y a eu plusieurs déclarations de la part d’Ankara sur sa progression dans la région en raison de la menace terroriste. Maintenant, après l’annonce du Pentagone, il est très clair qu'une telle progression ne se produira jamais », a-t-il déclaré.
Projection de force
Selon Caroline Rose, analyste principal au Center for Global Policy à Washington, le changement de la politique américaine à l’égard de la protection des champs de pétrole syriens est un signe que le Pentagone adopte «une nouvelle phase de projection de force», et qu’il se concentre sur la lutte contre les enclaves de Daech au nord-est et coopérant avec les forces locales telles que les FDS.
«Ce développement se déroule parallèlement au redéploiement US en Irak, où le Pentagone s'est retiré de huit bases et réduit ses troupes à 2 500 hommes», a-t-elle déclaré à Arab News.
Alors qu'une coopération accrue entre les États-Unis et les FDS serait perçue comme défavorable par Ankara, Rose croit qu'il est peu probable que la Turquie soit contrainte de lancer une opération militaire contre des éléments des FDS similaire à l'opération Source de paix en 2019, ou à l'opération Olive Branch en 2018.
La Turquie cherchera probablement à renforcer son contrôle sur le territoire qu'elle contrôle dans la région - le soi-disant «couloir de paix» - comme contrepoids à ses rivaux en Syrie et comme point de départ pour une influence future, a ajouté Rose.
Joshua Landis, directeur du Centre d'études sur le Moyen-Orient de l'Université d’Oklahoma, doute que la dernière annonce du Pentagone imposera un changement dans la politique turque.
Ankara hésitera à prendre des mesures audacieuses contre les États-Unis dans le nord-est de la Syrie qui pourraient contrarier la nouvelle administration jusqu'à ce qu'elle ait une meilleure idée de la politique de Biden dans la région et envers la Turquie également, a signalé Landis.
L’objectif américain dans le nord-est de la Syrie s’est peut-être éloigné de la «protection du pétrole de la Syrie», mais la stratégie sous-jacente reste toutefois, la même, a expliqué Landis.
«Les États-Unis ne sont certainement pas près de permettre à Damas ou à Ankara d’exploiter les réserves de pétrole de la Syrie dans cette région».
Landis a indiqué: «Il s'agit ici d'une opération de perception pour la Maison Blanche, qui ne veut aucunement être associée à l'impérialisme économique grossier de Trump».
Landis a également révélé que, pendant plusieurs années, la présence américaine dans la région avait été expliquée comme une tentative d’affaiblir la force d’Assad et de réduire au minimum, la présence de la Russie et de l'Iran dans la région. Cet effort n'a pas du tout changé.
«Les États-Unis continuent de soutenir la quasi-indépendance et la suprématie kurdes dans le nord-est de la Syrie, en particulier, l’exploitation des richesses pétrolières de la région en coopération avec la firme pétrolière Delta Crescent Energy, basée aux États-Unis», a ajouté Landis.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com