ANKARA: Un centre conjoint turco-russe, créé dans le but de surveiller le cessez-le-feu dans le Haut-Karabakh, a soulevé des questions en Turquie et au sein de la communauté internationale quant à son effet sur lutte pour le pouvoir dans le Caucase.
Inaugurée le 30 janvier, l’installation doit superviser l’accord de cessez-le-feu conclu en novembre dernier entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, après six semaines de combats virulents.
Environ 120 militaires de Turquie et de Russie, qui n’opèrent pas sous un commandement interarmes, seront déployés dans le village de Qiyamedinli, dans le district d’Aghjabadi en Azerbaïdjan.
Des drones seront utilisés lors de la mission.
Aydin Sezer, un spécialiste de la politique russe basé à Ankara, affirme que l'ouverture d'un centre de surveillance à l’extérieur du territoire du Haut-Karabakh n’est pas synonyme de poids politique turc dans la région. «C'est une décision ridicule qui sert strictement un objectif domestique. Ankara a donné au Kremlin un nouvel espace de manœuvre dans les territoires azéris par inadvertance. La Turquie ne participe pas au processus décisionnel officiel qui balise l'accord de cessez-le-feu», dit-il à Arab News.
Il ajoute qu’Ankara doit impérativement normaliser ses relations avec l'Arménie si elle souhaite avoir un rôle actif dans la géopolitique du Caucase du Sud. «Les dirigeants turcs ont le pouvoir de caresser la nouvelle administration Biden dans le sens du poil», affirme-t-il.
Mais d'autres experts voient dans le centre commun une reprise des modèles de coopération précédents entre Ankara et le Kremlin, confrontés aux mêmes défis et difficultés.
«L'Observatoire commun turco-russe ne jouera certes pas un rôle central dans le Haut-Karabakh, mais il symbolise néanmoins une reconnaissance russe de la Turquie comme partenaire régional dans la résolution des conflits dans le Caucase», déclare Emre Ersen, un expert des relations entre les deux pays à l'Université de Marmara, à Arab News.
«Moscou a longtemps fait preuve de réticence face à un potentiel rôle turc plus actif dans la région Pendant de nombreuses années après l'effondrement de l'Union soviétique», a-t-il ajouté.
Ersen insiste cependant que l'influence politique de la Russie dans le Caucase a considérablement augmenté à la suite de l'accord de cessez-le-feu. La dernière réunion entre le président russe Vladimir Poutine, son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliyev et le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan à Moscou le prouve. «Que les dirigeants turcs soient absents de cette réunion peut être interprété comme une indication de la volonté de la Russie, encore déterminée à maintenir son statut d’arbitre unique dans le Caucase», dit-t-il.
Mais Ersen estime que la Turquie et la Russie essaient peut-être d’appliquer le même type de dialogue dans le Caucase qu’ils ont lancé en Syrie et en Libye, et qui tente de limiter le rôle de l'Occident dans les enjeux de la région.
Ankara a longtemps critiqué le Groupe de Minsk issu de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, dirigé par la Russie, les États-Unis et la France, pour son incapacité à résoudre le conflit du Haut-Karabakh malgré des décennies de médiation.
Raouf Mammadov, chercheur résident à l'Institut du Moyen-Orient, affirme que le lancement du centre commun constitue un «succès, quoique mitigé» pour la Turquie.
«Malgré la résistance de Moscou, Ankara a réussi à établir une présence militaire dans la région. Bien que le centre commun soit situé à l'extérieur du Haut-Karabakh, elle a jeté les bases d'un futur rôle plus soutenu dans la géographie en invitant son rival traditionnel russe», explique-t-il à Arab News.
En Bref
Inaugurée le 30 janvier, l’installation doit superviser l’accord de cessez-le-feu conclu en novembre dernier entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, après six semaines de combats virulents.
Mammadov ajoute que le centre commun est un compromis de la Russie face à la Turquie qui insiste à être plus active dans paysage régional après la guerre.
«En s’associant à Ankara dans la région, Moscou reconnaît l’influence croissante du premier dans le Caucase du Sud, en particulier en Azerbaïdjan. Mais en même temps, en localisant le centre en dehors du Haut-Karabakh, le Kremlin préserve son rôle exclusif en tant que juge principal des problèmes des parties en conflit au Haut-Karabakh », a-t-il déclaré.
Des rumeurs circulent sur la volonté d’Ankara de normaliser ses relations avec l’Arménie et d’ouvrir les frontières. Le seul obstacle avant la fermeture de la frontière, et qui a duré pendant près de trois décennies, était l'occupation arménienne de sept régions azéries adjacentes au Haut-Karabakh. Ce problème a été résolu dans le cessez-le-feu négocié par la Russie.
Tout comme Sezer, Mammadov estime que la normalisation des relations de la Turquie avec l'Arménie est un passage obligé vers un plus grand rôle dans la région.
«Les pays bénéficieraient tous deux de relations diplomatiques et économiques actives qui réduisent la dépendance de l’Arménie à la Russie», a-t-il déclaré.
En 2009, le président turc de l'époque Abdullah Gul et son homologue arménien Serzh Sarkissian ont commencé une «diplomatie du football». Assister aux matches disputés par leurs équipes nationales, a culminé avec des documents historiques qui ont ouvert la voie à des relations diplomatiques.
Mais l’initiative s'est rapidement retournée contre les deux chefs d’État suite à une opposition intense parmi les nationalistes turcs et arméniens.
Neil Hauer, un spécialiste des conflits dans le Caucase, déclare que la Turquie n'a fait que des progrès limités par rapport à ses objectifs, car le nouveau centre de surveillance du cessez-le-feu n'est pas lié à l'accord tripartite, et n’implique pas Ankara dans les futures négociations.
«La Turquie a effectivement fait des progrès dans ses objectifs régionaux, elle détient maintenant au moins une base commune avec la Russie pour surveiller le cessez-le-feu. Mais en réalité, elle n’est pas à la veille d'être incluse dans les négociations autour du Karabakh et de son statut », explique-t-il à Arab News.
Par contre, ajoute-t-il, le centre commun est «assurément une réussite» pour la Russie.
Hauer a déclaré: «La Turquie aurait très bien pu ouvrir une base en Azerbaïdjan à travers un accord bilatéral entre Ankara et Bakou. Mais c’est la Russie qui a plutôt établi une présence militaire aux deux côtés de la ligne de contact, chez les Arméniens du Karabakh, comme chez les Azéris.
«Cette position offre à la Russie un contrôle encore plus considérable, alors qu’elle dominait déjà le paysage en plaçant 2 000 soldats de la paix au Karabakh. La principale conclusion est qu’elle fait plus que jamais la loi dans ce conflit».
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com