Les vieux préjugés n'ont plus leur place dans l'analyse de la nouvelle Syrie

Des passants longent un mât portant le drapeau syrien de l'époque de l'indépendance sur une place de la ville de Jableh, le 28 janvier 2025. (AFP)
Des passants longent un mât portant le drapeau syrien de l'époque de l'indépendance sur une place de la ville de Jableh, le 28 janvier 2025. (AFP)
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Publié le Samedi 08 février 2025

Les vieux préjugés n'ont plus leur place dans l'analyse de la nouvelle Syrie

Les vieux préjugés n'ont plus leur place dans l'analyse de la nouvelle Syrie

La Syrie continue de défier nos certitudes et de bousculer nos convictions. Et si le changement de régime s'avérait, contre toute attente, une évolution positive? Cette question en soulève immédiatement d'autres, plus troublantes encore: pourquoi avoir tant tardé à l'accepter? Les nouveaux maîtres de Damas sauront-ils tracer la voie vers une société de libertés? Plus fondamentalement, des dirigeants issus de mouvements fondamentalistes et puritains peuvent-ils se muer en artisans d'une gouvernance éclairée? Ces interrogations, loin de se cantonner aux frontières de la République arabe syrienne, résonnent au cœur même des relations séculaires entre Orient et Occident.

Cette problématique ne se limite pas aux relations avec l'Islam, elle s'inscrit dans la question plus vaste des rapports entre religion et politique en Europe, héritée des guerres de religion et de la Réforme du XVIe siècle. Ces expériences européennes ont été projetées sur le Moyen-Orient — le nationalisme laïc étant systématiquement perçu comme un progrès, quelle que soit sa nature tyrannique. Bachar el-Assad bénéficiait d'une certaine indulgence en raison de l'antagonisme présumé entre laïcité et liberté. Ces dilemmes européens ont façonné les politiques. Leurs erreurs ont eu un coût exorbitant; une tragédie d'errements aux motivations douteuses.

Avec le recul, nous savons désormais qu'en 2013, nous avons fait fausse route. Après avoir ardemment soutenu la révolte contre le régime Assad, nous avons abandonné la partie au moment même où celui-ci était sur le point de s'effondrer. J'étais présent et j'en ai été témoin. Dans les capitales européennes et les think tanks washingtoniens, l'atmosphère changeait d'une réunion à l'autre. On a réussi à faire accepter l'idée qu'Assad était en réalité un réformateur laïc luttant contre des islamistes radicaux, qu'il représentait la seule option viable et que toute alternative était soit pire, soit irréalisable.

Le monde libre, champion autoproclamé de la démocratie, a fait volte-face. Le slogan « Assad doit partir » s'est mué en exode forcé du peuple syrien : des millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays ou contraintes à l'exil. C'est ce qui explique notre silence collectif face à l'intervention russo-iranienne pour sauver le régime. John Kerry, alors secrétaire d'État américain, martelait qu'il n'existait pas de solution militaire en Syrie, tandis que le Kremlin acquiesçait tout en bombardant Alep, Homs et Idlib. Si l'Europe de la Seconde Guerre mondiale a vu ses villes détruites pour éliminer un tyran, en Syrie, elles l'ont été pour maintenir un tyran au pouvoir.

La peur occidentale de l'Islam, nourrie par les actes d'une minorité radicale, surpassait son attachement à la liberté.

                                                 Nadim Shehadi

L'expression « changement de régime » s'était chargée de connotations négatives après les catastrophes irakienne et libyenne. On en a tiré les mauvaises conclusions : qu'il fallait maintenir les dictateurs en place pour éviter le chaos consécutif à leur chute et empêcher l'émergence d'une alternative islamiste.

Les mêmes erreurs avaient déjà été commises en Irak, avec des conséquences désastreuses. En 1991, après la première guerre du Golfe et la libération du Koweït, un Saddam Hussein affaibli et vaincu faisait face à un soulèvement populaire national. Le régime avait perdu le contrôle de 14 provinces sur 18, la population s'emparait des villes les unes après les autres, occupant les sièges du parti Baath et des services de sécurité. Le peuple irakien avait toutes les raisons de croire au soutien international — s'opposer au régime aurait été suicidaire sans cette conviction.

La véritable folie résidait dans cette confiance naïve envers le soutien occidental, fondée sur la croyance que l'Occident s'opposait aux tyrans et défendait la démocratie. La leçon fut amère: la peur occidentale de l'Islam, nourrie par les actes d'une minorité radicale, surpassait son attachement à la liberté. Résultat : Saddam fut maintenu au pouvoir, et son peuple, déjà victime, fut doublement puni par des sanctions qui ne firent que renforcer l'emprise du dictateur.

En Irak comme en Syrie, on a justifié que des villes entières soient rasées par la seule présence d'islamistes.

Force est de constater que les régimes laïcs n'ont guère mieux servi les peuples de la région. Les mouvements nationalistes arabes laïcs — kémalisme, nassérisme, baathisme — se sont révélés catastrophiques en matière de droits humains. La répression religieuse par les régimes laïcs a politisé la religion et engendré les mouvements islamistes. La répression ne fait qu'attiser le radicalisme — la Tunisie en est l'illustration parfaite. L'État le plus laïc de la région est devenu le premier pourvoyeur de combattants étrangers pour Daech.

Une solution existe peut-être, mais ce n'est certainement pas de soutenir des dictateurs laïcs au seul motif qu'ils s'opposent à la religion.

                                               Nadim Shehadi

La question de l'Islam en Europe est également liée à la radicalisation. Les migrants arabes y sont souvent plus religieux, simplement parce que les persécutions religieuses des régimes laïcs poussent davantage ces populations à l'émigration. Une solution existe peut-être, mais ce n'est certainement pas de soutenir des dictateurs laïcs au seul motif qu'ils s'opposent à la religion. Ce cercle vicieux ne fait qu'alimenter l'émigration.

Historiquement, tant les États-Unis que Genève ont été soit fondés par, soit terre d'accueil de mouvements puritains radicaux assez similaires aux « takfiris » islamistes, caractérisés par une interprétation rigide de la doctrine religieuse et une intolérance envers la dissidence. Ces sociétés sont pourtant devenues des modèles de libéralisme.

La Genève calviniste du XVIe siècle offre un parallèle saisissant : lorsque Michel Servet comparut pour apostasie, les débats ne portaient guère sur sa culpabilité, mais sur le choix du supplice — pendaison, décapitation ou bûcher. La simple possibilité qu'il pût vivre en conservant ses convictions relevait de l'impensable. De l'autre côté de l'Atlantique, les premières colonies du Massachusetts, fondées par les Pères pèlerins, allaient paradoxalement reproduire ce même modèle de société, marqué du sceau de la bigoterie, de l'intolérance et du puritanisme.

Peut-être faut-il en conclure que la religion joue un rôle moins déterminant que ne le suggèrent les préjugés du XXe siècle, et que même le meilleur système peut être perverti. Le politologue français Olivier Roy analyse des mouvements comme Al-Qaïda et Daech comme résultant d'une islamisation du radicalisme plutôt que d'une radicalisation de l'Islam. Les partis Baath en Syrie et en Irak étaient initialement des mouvements nationalistes modernisateurs et libéraux, avant d'être détournés par des dictateurs qui auraient pu tout aussi bien emprunter d'autres voies vers le pouvoir.

Le cas d'Ahmad Al-Sharaa — l'ancien Abu Mohammed Al-Golani devenu président syrien — illustre de manière éclatante cette possible métamorphose. Son évolution porte les marques d'une transformation profonde et sincère. Pour reprendre les mots de mon ami Afif Safieh, ancien ambassadeur palestinien, Al-Sharaa se révèle « déraisonnablement raisonnable et remarquablement modéré ».  L'heure est donc venue de poser un regard neuf sur cette Syrie qui renaît, en nous délestant du fardeau de nos préjugés et de nos tabous historiques. 

Nadim Shehadi est économiste et conseiller politique. 

X: @Confusezeus

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com