Le Moyen-Orient connaît un profond rééquilibrage de ses forces, et c'est dans ce contexte électrique qu'Antony Blinken a posé le pied à Bagdad. La venue du chef de la diplomatie américaine, qui s'inscrit dans une offensive diplomatique de grande envergure, vise à contrer la montée en puissance des milices armées en Irak. Cette initiative traduit l'urgence ressentie par l'administration Biden : stabiliser une région en pleine mutation tout en protégeant les intérêts vitaux des États-Unis et de leurs alliés face aux menaces grandissantes.
Face au Premier ministre Mohammed Shia Al-Sudani, Blinken n'a pas fait dans la demi-mesure : il a exigé une action immédiate contre les milices armées. Le réquisitoire américain s'appuie sur un constat implacable : ces groupes, depuis leur émergence, multiplient les attaques contre les forces américaines déployées en Irak. Plus encore, ils se sont imposés comme une plaque tournante du trafic d'armes vers les militants syriens, un double jeu que Washington dénonce comme une menace frontale, sapant à la fois la stabilité régionale et les fondements mêmes de la souveraineté irakienne.
L'initiative de Blinken intervient à un moment charnière. Dans un Moyen-Orient où Bachar el-Assad n'est plus et où le Hezbollah vient de subir une défaite majeure, Washington perçoit une occasion unique pour l'Irak de s'affirmer sur la scène régionale. Pour l'administration sortante, le pays pourrait devenir un pivot de stabilité dans une région en ébullition - à condition que Bagdad s'affranchisse des ingérences extérieures.
Si Blinken s'est gardé de mentionner explicitement l'Iran dans ses déclarations, son insistance sur les milices et le trafic d'armes traduit un message sans équivoque. Les États-Unis attendent de l'Irak qu'il intensifie ses efforts pour mettre fin à ces activités et démanteler les réseaux qui menacent la stabilité régionale.
La capitale irakienne se retrouve sur le fil du rasoir. Si Al-Sudani affiche clairement sa détermination à défendre la souveraineté de l'Irak et à tenir le pays à l'écart des jeux géopolitiques régionaux, l'équation s'avère complexe. L'emprise iranienne - qui s'étend des sphères politique et économique jusqu'aux cercles militaires - rend cet exercice d'équilibriste particulièrement périlleux.
Cette offensive diplomatique s'inscrit dans un moment de fragilité inédite de "l'axe de la résistance". Avec la débâcle du régime Assad en Syrie et les sévères revers du Hezbollah face à Israël, l'édifice stratégique patiemment construit par Téhéran se fissure. La démarche de Blinken vise manifestement à exploiter cette brèche historique pour endiguer toute tentative de l'Iran de reconstituer sa sphère d'influence.
Au-delà du dossier des milices, un autre point sensible a cristallisé les discussions: la présence controversée des Houthis à Bagdad. Le chef de la diplomatie américaine a explicitement réclamé la fermeture de leur bureau local, une structure dirigée par Ahmed Al-Sharafi, alias Abu Idris. Cette antenne, véritable quartier général opérationnel, héberge des dizaines de cadres militaires houthis en liaison directe avec les Brigades du Hezbollah irakien - l'un des fers de lance de l'appareil militaire pro-téhéranais dans le pays.
Un paradoxe diplomatique illustre la complexité de la situation : alors que l'Irak reconnaît officiellement le gouvernement d'Aden comme seule autorité légitime du Yémen, il tolère sur son sol une présence houthie dont les activités dépassent largement le cadre conventionnel des relations diplomatiques.
Sous la houlette d'Abu Idris, les Houthis orchestrent un véritable réseau parallèle : coordination sécuritaire et alliances stratégiques se tissent avec l'ensemble de la constellation pro-iranienne, des milices armées jusqu'aux organisations civiles. Cette implantation souterraine leur assure une influence considérable en Irak, en dépit de leur absence de légitimité officielle, et renforce leur ancrage dans l'architecture régionale des forces non-étatiques. Le contraste est saisissant avec l'action d'Osama Mahdi Ghanem, ambassadeur du gouvernement yéménite légitime, qui lui s'en tient strictement aux canaux diplomatiques traditionnels dans ses relations avec le ministère irakien des Affaires étrangères.
Cette diplomatie parallèle des Houthis met en lumière toute l'ambiguïté de la position irakienne, soulevant la question cruciale de l'impuissance - réelle ou feinte - de Bagdad face aux groupes qui prospèrent sur son territoire. Dans l'ombre des circuits officiels, leur bureau bagdadien s'impose comme un avant-poste stratégique de l'influence iranienne. Cette base opérationnelle, rarement évoquée, permet aux Houthis de déployer leur stratégie à l'échelle régionale : coordination militaire, manœuvres politiques et consolidation de leurs alliances avec les factions locales s'y orchestrent, étendant leur emprise bien au-delà des frontières irakiennes.
Dans un Moyen-Orient où Bachar el-Assad n'est plus et où le Hezbollah vient de subir une défaite majeure, Washington perçoit une occasion unique pour l'Irak de s'affirmer sur la scène régionale.
Dalia Al-Aqidi
Le théâtre syrien offre aujourd'hui un troublant miroir au passé irakien. Les mêmes scènes se rejouent : statues déboulonnées, emblèmes du pouvoir qui s'effritent, autorité qui vacille. L'effondrement du régime baasiste syrien, après 61 ans d'un règne bâti sur la terreur, la force brute et les alliances étrangères, fait écho aux bouleversements qu'a connus l'Irak. Mais une différence fondamentale marque cette nouvelle page d'histoire : l'émergence d'une volonté régionale commune de mettre fin à l'ère des milices armées, ces acteurs qui, depuis trop longtemps, sèment le chaos et la désolation parmi les populations du Moyen-Orient.
L'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche le 20 janvier annonce une ligne dure envers les milices irakiennes. Sa nouvelle administration s'apprête à exercer une pression maximale sur Bagdad pour obtenir le démantèlement des Forces de mobilisation populaire et la mise au pas des groupes armés échappant au contrôle étatique. Cette stratégie s'inscrit dans la continuité de son premier mandat, où la rhétorique s'était traduite en actes : frappes ciblées sur les arsenaux, démantèlement des bases opérationnelles, offensive systématique contre les bastions des milices. Un message sans équivoque avait alors été envoyé: dans un Irak souverain, les groupes armés n'ont pas leur place.
Face à ce qui s'annonce comme une menace existentielle, le Cadre de coordination chiite irakien s'est mobilisé dans l'urgence. Une série de concertations au sommet a été convoquée, cristallisant les craintes de voir le scénario syrien se répéter en territoire irakien. La présence des principaux chefs de milices à ces réunions témoigne de leur profonde inquiétude : ils y voient les contours d'une stratégie orchestrée visant à démanteler "l'axe de la résistance".
La refonte du système politique irakien ne peut plus attendre. Au cœur de cette réforme vitale se pose la question des "acteurs non étatiques", ces entités parasites qui drainent les ressources publiques tout en minant les fondements mêmes de l'État de droit. La première bataille à mener est celle du monopole des armes : l'État doit impérativement en reprendre le contrôle exclusif. Parallèlement se pose l'impératif de justice pour les milliers de victimes irakiennes, parmi lesquelles figurent les jeunes voix de la Révolution d'octobre, fauchées pour avoir osé rêver d'un changement.
L'avenir de l'Irak se jouera sur sa capacité à extirper le mal endémique de la corruption qui gangrène ses institutions financières, administratives et politiques. Cette bataille exige plus que des demi-mesures : seule une offensive frontale, portée par des réformes radicales, pourra imposer les principes de transparence et de redevabilité à tous les échelons du pouvoir.
La position américaine demeure immuable, transcendant les alternances à la Maison Blanche : Washington poursuivra sa double stratégie, œuvrant à la fois pour consolider un Irak stable et souverain, tout en s'efforçant d'endiguer l'influence déstabilisatrice des milices. Mais l'équation la plus complexe incombe à Bagdad : comment orchestrer simultanément la reconstruction institutionnelle, la restauration de l'autorité étatique et la satisfaction des exigences intérieures et internationales? C'est sur ce fil d'équilibriste que se joue l'avenir du pays.
La voie est semée d'embûches, mais l'impératif de réforme est incontournable et pressant.
Dalia al-Aqidi est directrice exécutive de l’American Center for Counter Terrorism.
X: @DaliaAlAqidi
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com