Jumblatt, al-Chareh et les blessures laissées par la famille al-Assad

Le leader druze libanais Walid Jumblatt serre la main du leader de facto syrien Ahmad Al-Sharaa à Damas le 22 décembre. (Reuters)
Le leader druze libanais Walid Jumblatt serre la main du leader de facto syrien Ahmad Al-Sharaa à Damas le 22 décembre. (Reuters)
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Publié le Vendredi 27 décembre 2024

Jumblatt, al-Chareh et les blessures laissées par la famille al-Assad

Jumblatt, al-Chareh et les blessures laissées par la famille al-Assad
  • Lorsque Jumblatt a serré la main d'al-Chareh, c'est toute une époque qui prend fin sur les relations Beyrouth-Damas
  • Le leadership de la famille Jumblatt s'étend sur quatre siècles, et résiste à toute forme de soumission

Depuis la lointaine Moscou, il regarde Damas - la ville dont il a autrefois détenu les clés et le destin de ses habitants. Il est normal qu'il se frotte les yeux d'incrédulité.

La scène qui s'offre à lui est à la fois difficile à comprendre et encore plus pénible à supporter. Il connaît ce lieu par cœur. C'est la chaise sur laquelle son père s'est assis il y a 54 ans. Le même fauteuil qu'il a occupé lui-même il y a 24 ans. Un fauteuil dont son occupant avait juré qu'il resterait à jamais le symbole du nom et de l'héritage des Assad. Mais l'Histoire a cette fâcheuse habitude de se retourner contre ceux qui prennent des risques imprudents et que leur machine répressive déploie une cruauté démesurée.

Quelle amertume de perdre son palais, ses sceaux et ses symboles d'autorité, de voir les statues être détruites et les images effacées. Ni le tsar ni le chef suprême n’ont osé défier ce destin. Aucun allié n’est venu à sa rescousse, et il n’a pas été capable de s’en sortir seul. Une scène tragique pour l’observateur extérieur : la Syrie sans al-Assad, sans l'Iran, sans le Hezbollah. Tout a été accompli.

Il connaît cet endroit dans ses moindres détails. C'est le fauteuil de Hafez al-Assad, puis celui de Bashar al-Assad. Aujourd'hui, il est occupé par celui qu'on désigne désormais comme "l'homme fort". Un homme qui a abandonné l'identité d'Abou Mohammed Al-Golani, enfilé celle d'Ahmad al-Chaeh, et commence à donner des garanties.

Ce qui rend cette scène d'autant plus marquante, c'est le visiteur même : Walid Jumblatt. Fils de Kamal Jumblatt, compagnon de Rafic Hariri, porteur de deux cercueils et des cicatrices laissées par les deux al-Assad. Lorsque Jumblatt a serré la main d'al-Chareh, c'est toute une époque qui prend fin sur les relations Beyrouth-Damas.

Pendant près d’un demi-siècle, les relations entre Beyrouth et Damas ont façonné les présidences et les dynamiques de leadership au Liban. L’appareil politique syrien a produit ministres, parlementaires et généraux pour le pays voisin. Le prestige des institutions libanaises – présidence, gouvernement, parlement – a progressivement décliné, tandis que l’officier syrien basé à Anjar a tenu les rênes d’un Liban fragilisé, orchestrant les relations entre ses différentes factions.

Mais l’histoire de Walid Jumblatt se distingue nettement. Le leadership de sa famille s’étend sur quatre siècles et défie toute forme de soumission.

Kamal Jumblatt a refusé de consentir aux ambitions de Hafez al-Assad à contrôler le destin du Liban, à le soumettre et à recalibrer ses équilibres politiques. Sa présence est rapidement devenue un obstacle majeur à la capacité d’al-Assad père de mener à bien le mandat qui lui avait été confié, tant au niveau régional qu’international, pour stabiliser ce petit pays en proie à l’instabilité. « Je connais mon destin et je ne chercherai pas à l’éviter. Je ne veux pas que l’histoire retienne que j’ai fait traîner le Liban dans la grande prison, » déclare Jumblatt à Mohsen Ibrahim. Les balles ont été tirées en un instant. En mars 1977, Kamal Jumblatt est mortellement atteint dans sa forteresse montagneuse, et le destin désigne alors son fils Walid pour reprendre le flambeau du leadership.

Le jeune homme, passionné par la vie et son tumulte, a parvenu à maîtriser sa colère et à dissuader ses partisans de chercher vengeance. Environ quarante jours après l’assassinat, il se rend dans le bureau de Hafez al-Assad, où ce dernier remarque la ressemblance frappante entre le père et le fils. Walid choisit de ne pas entraîner sa communauté dans une confrontation qu’elle ne peut supporter. Préserver son héritage historique est devenu alors sa priorité. Il enterre sa douleur, fait semblant d’oublier, mais n’a jamais parvenu à le faire pleinement. Sa relation avec le père al-Assad se transforme en une alliance pendant la "guerre des montagnes" en 1983. Par la suite, al-Assad tolère les sautes d’humeur de Jumblatt chaque fois que ce dernier cherche à affirmer son indépendance, protester ou diverger.

Le leadership de la famille Jumblatt s'étend sur quatre siècles, et résiste à toute forme de soumission.

                                                  Ghassan Charbel

Les relations de Walid Jumblatt avec Bachar al-Assad ont été marquées par la suspicion et la prudence, éclipsées par l'héritage de Rafic Hariri. Contrairement à son père, Walid n’a pas reconnu l'autorité de Bachar pour contrôler le Liban. Rafic Hariri non plus. Comme Hariri l’a dit : "J'ai essayé d'être l'ami de Bachar, mais il a refusé. Walid a essayé lui aussi, et le résultat a été le même. Dès le départ, Bachar a fait confiance aux chuchoteurs et à ceux qui rédigent des rapports".

L'assassinat de Rafic Hariri en 2005 a marqué un tournant dangereux dans les relations entre Jumblatt et la Syrie d'al-Assad. Jumblatt a pris les devants et est allé très loin. Depuis la place des Martyrs à Beyrouth, il a frappé l'image d'al-Assad et lancé des critiques acerbes en utilisant les termes les plus durs.

Jumblatt danse sous les tempêtes. Il charge, recule, et attend. Il s’emporte, puis s'excuse et réajuste ses mouvements. Il se calme, scrute les vents, puis reprend sa marche. Ses veines bouillonnent lorsqu’il se souvient du proverbe chinois que lui a transmis sa mère : « Asseyez-vous au bord de la rivière et attendez que le cadavre de votre ennemi passe. » Jumblatt s’assoit et attend longtemps. Il parcourt de nouveau le chemin Beyrouth-Damas après que Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, a réussi à soumettre les opposants d’al-Assad pour quelques années.

Cependant, aucune réconciliation ni aucun rapprochement n'ont pu guérir ce qui était dans le cœur. Après l'éclatement de la révolution syrienne, Jumblatt s'est rendu dans le bureau d'al-Assad et lui a conseillé de poursuivre les assassins de Hamza Al-Khatib, le garçon qui est devenu un symbole de la révolution. La réponse d'al-Assad n'a fait qu'accentuer le désespoir de Jumblatt. Sa distance avec le régime s'est encore creusée après qu'il a entendu un avertissement glaçant de l'ancien chef de l'armée syrienne, Hikmat al-Chihabi : « Ce garçon conduira la Syrie à la guerre civile et à la division ».

Même après que la Russie et l'Iran ont réussi à sauver le régime d'al-Assad, Jumblatt a décidé de "rester du bon côté de l'histoire", fermant définitivement le chapitre des rencontres avec al-Assad, quel qu'en soit le prix.

Aujourd'hui, l'absence d'al-Assad a conduit Jumblatt à reprendre la route Beyrouth-Damas. À la tête d'une délégation composée de législateurs, de membres de partis et de leaders religieux, il a exprimé son espoir de voir émerger une Syrie unie et stable, respectueuse de sa diversité et ouverte à toutes ses composantes, y compris les Kurdes, dans le cadre d'un véritable État de droit. Les membres de la délégation témoignent de la volonté constante de Jumblatt de préserver la place de la communauté druze dans le monde arabe et islamique, particulièrement face aux récentes initiatives prises par Benjamin Netanyahu. Jumblatt aspire à des relations normales entre le Liban et une Syrie nouvelle, avec une coopération concrète sur des enjeux cruciaux tels que la question des réfugiés, des disparus, la délimitation des frontières et la résolution du contentieux des Fermes de Chebaa.

Les voisins se réveillent face à une nouvelle Syrie. L'Irak fait face aux implications et conséquences potentielles de ce changement. La Jordanie, elle aussi, nourrit des préoccupations. Les interrogations sont nombreuses au Liban, surtout parmi ceux qui redoutent la rupture de la "route Soleimani" reliant Téhéran à Beyrouth. Israël, pour sa part, réagit par une réponse agressive et disproportionnée. Seule la Turquie, qui a joué un rôle clé dans l'élaboration de cette nouvelle réalité, semble demeurer calme. Pendant ce temps, l'Occident commence à sonder les intentions de celui qui occupe désormais le fauteuil d'al-Assad. Al-Chareh parviendra-t-il à apaiser les craintes et les angoisses, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la Syrie ? Seul l'avenir nous le dira.

Al-Chareh a tendu la main à l'homme porteur de deux cercueils et des cicatrices des deux al-Assad. À ce moment précis, une ère entière s’est éteinte, se fondant dans les pages de l'histoire.


Ghassan Charbel est le rédacteur en chef du quotidien Asharq al-Awsat.

X: @GhasanCharbel

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com