Dubaï : “Je suis nerveuse, mais aussi très excitée”, confie Nadine Lingawi, chanteuse, compositrice et productrice. “Je sais qu’il faut donner l’impression d’être totalement maître de la situation et parfaitement préparée. Mais c’est mon tout premier album, mon premier véritable projet. Ce n'est pas une œuvre très commerciale, et l'on se demande toujours si cela va trouver son public. Pourtant, au plus profond de moi, une étrange sérénité m’habite. Je n’ai pas le moindre doute : cela marchera, parce que je fais ce que j’aime avec passion”.
Lingawi, plus connue sous son nom de scène Fulana, parle de son tout premier album, le projet collaboratif “ground:from”. Conçu en partenariat avec le duo de musique électronique Input/Output, cet opus marque le premier chapitre d’un album conceptuel en deux volets. Il est décrit avec une allure sombre et intrigante, comme une “lettre à la mort”.
Pour cette artiste née à Vancouver et ayant grandi à Djeddah, ce moment marque un véritable tournant. Ces trois dernières années, elle a consacré son énergie à faire découvrir des titres tels que “Minarets”, “Lore”, “Trouble” et “Reprobate” sous le label indépendant “Wall of Sound”. Principalement anglophone dans ses compositions, elle s’inscrit dans un univers profondément introspectif et empreint d’existentialisme. Malgré cette dimension intimiste, elle a brillé sur certaines des plus grandes scènes musicales d’Arabie saoudite, notamment au premier Festival international de jazz de Riyad en début d’année et lors de l’événement incontournable “MDLBeast XP”.
“Je n’ai jamais vraiment eu l’idée — ou même l’envie — de me produire sur scène ; pour moi, c’était plutôt un passe-temps en grandissant”, confie Lingawi, dont la famille est originaire du quartier historique d’Al-Balad, à Djeddah. “La musique était simplement un moyen d’exprimer des sentiments ou des émotions. Je n’ai jamais été très douée avec les mots ou dans les confrontations. Avec les gens de mon âge, je ressentais souvent les choses plus intensément, mais j’avais du mal à les exprimer. La musique est donc devenue mon refuge, ma clé pour comprendre le monde”.
À l’origine, “ground:from” n’était qu’un recueil de chansons écrites par Lingawi. Elle avait demandé à Abdulmajeed Alwazna, l’un des membres du duo Input/Output, de produire une seule piste pour un album partiellement écrit. Alwazna a ensuite contacté Husam Al-Sayed, le second membre d’Input/Output et ami de Lingawi. Ensemble, les trois artistes ont revisité l’intégralité de l’album, tandis que Lingawi partageait sa vision et ses aspirations pour ce projet musical.
“C'est un moment magique, car il est déjà incroyable que des gens veuillent vous aider à créer quelque chose”, explique Lingawi. “Mais c'est encore plus extraordinaire quand ces mêmes personnes cherchent à s'approprier le projet, car elles y mettent alors tout leur cœur”.
Les trois musiciens ont collaboré intensivement pendant deux mois et demi, avec Lingawi faisant régulièrement le trajet entre Djeddah et Riyad pour les sessions d'enregistrement. Ils se réunissaient deux à trois fois par semaine, parfois uniquement pour échanger sur la direction artistique de l’album. Ensemble, ils ont minutieusement analysé chaque sonorité qu’elle avait apportée au studio, décidant avec soin de ce qui méritait d’être conservé et de ce qui devait être écarté.
“Nous avons déconstruit chaque chanson pour en examiner l’essence, prenant ensemble des décisions comme : 'Cela ne fonctionne pas ici, il faut le changer' ou 'Ce son ne convient pas, créons-en un nouveau'“, se souvient Lingawi. “Nous avons écrit, produit et expérimenté main dans la main, et c’est grâce à cette synergie créative que ce projet a vu le jour”.
Le résultat est une œuvre atmosphérique et contemplative, une exploration profonde de la mortalité. Conçu comme un dialogue intime avec la mort, le premier chapitre invite les auditeurs à un voyage au-dessus du sol, intégrant des éléments sonores tels que le chant des grillons, le gazouillis des oiseaux, le grondement du tonnerre et d'autres sons naturels. Ces textures sonores se combinent pour évoquer une impression de “début de décomposition”, tandis que Lingawi, fidèle à son style introspectif et lyrique, s’adresse directement à la mort elle-même.
“J'ai toujours été fascinée par la dichotomie de la vie”, confie-t-elle. “J'aime créer des sons qui semblent joyeux alors que mes paroles sont sombres, ou l'inverse. Je pense que cette dualité crée un équilibre, celui que nous cherchons constamment à atteindre dans la vie. Depuis mon plus jeune âge, l'idée de fin et de début m'intrigue profondément. Cela a toujours façonné ma perception du monde et nourrit les réflexions qui occupent souvent mon esprit”.
“Mais dans cet album, la mort ne se limite pas à l’idée de décomposition ou à nos âmes qui nous quittent. Elle incarne aussi la mort des causes, de l’humanité, des sentiments, ou encore des chapitres de nos vies. C’est davantage une exploration de la fin et du romantisme qui l’entoure. D’une certaine manière, c’est un reflet de moi-même, car j’ai tendance à idéaliser les fins bien plus qu’à savourer les bons côtés des choses. Le premier chapitre exprime ce désir de tension, cette quête de l’unique chose que je ne pourrai jamais atteindre. Dans le deuxième chapitre, cependant, nous faisons un pas en arrière et prenons conscience des conséquences de cette quête : celle de ne pas avoir su apprécier les moments pour ce qu’ils étaient, tant qu’ils étaient encore vivants”.
Le chant de Lingawi, souvent hypnotique par sa clarté émotionnelle, s’entrelace harmonieusement avec les synthés profonds et les guitares ambiants d’Input/Output. Le duo, connu pour sa maîtrise des structures rythmiques et des paysages sonores cinématographiques, contribue à créer un univers musical intensément ancré dans les thèmes profonds de l’album. Le premier chapitre explore principalement la mélancolie de l’amour, la fugacité de la vie et les cycles de perte et de renaissance. Dans le second chapitre, prévu pour le début de l’année prochaine, le trio plonge sous terre, abordant une conversation avec la mort plus sombre, plus brute et intensément honnête.
Le parcours musical de Lingawi a débuté dès son enfance, bercée par les chansons diffusées à la radio lors des trajets en voiture avec sa mère. À 17 ans, elle a commencé à partager sa propre musique en ligne, fruit de ses premières expérimentations avec GarageBand et d’un amour profond pour la poésie slam, qui l’accompagne depuis l’âge de 14 ans.
Pour préserver son anonymat, elle a choisi le nom Fulana, qui signifie “femme anonyme” en arabe.
“Fulana, c’était ma façon un peu impertinente de dire : ‘Je vais mettre ma musique en ligne, et personne ne saura que c’est moi’”, explique-t-elle. “J’ai voulu garder ce nom, car il m’a permis, non pas de me dissocier, mais d’encourager les gens à se concentrer sur ce que je dis et sur les histoires que je raconte, plutôt que sur ma personne. Cela reste une partie essentielle de qui je suis en tant que musicienne. Je n’ai pas vraiment envie que l’attention soit portée sur moi en tant qu’individu. Cela ne m’intéresse pas tellement”, confie-t-elle. “Ce qui compte, c’est la musique. Si nous pouvions nous concentrer uniquement sur elle, et non sur moi, ce serait parfait”.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com