Il serait absurde pour tout commentateur politique de faire fi de l'élection présidentielle américaine, au cours de laquelle un nombre très important d'électeurs avaient déjà voté par anticipation avant le jour officiel du scrutin, mardi.
Et après ce que nous avons vu dans la bande de Gaza, il serait étrange de rester silencieux face à l'effort effronté et explicite de déplacement des populations au Liban, où, jusqu'à présent, la plupart des habitants des plus grandes villes, bourgs et banlieues chiites ont été déracinés et déplacés.
Cependant, alors que j'étais en proie à un dilemme – celui de savoir s'il fallait commenter les élections américaines ou la tragédie au Liban –, je suis tombé par hasard sur un entretien de l'universitaire, expert et conseiller politique américain Jeffrey Sachs, au cours duquel il évoque la crise ukrainienne et ses antécédents.
On pourrait dire: «Compte tenu de l'importance de ces deux sujets, parler d'autre chose n'est-il pas une forme d'évasion?» La vérité est que je n'ai jamais hésité à exprimer mon opinion sur la bataille Donald Trump-Kamala Harris aux États-Unis et que je n'éluderai jamais cette question, ni ce qui s'est passé et continue de se passer au Liban et à Gaza, à l'avenir.
Cependant, l'importance des propos de Sachs (il a été témoin de nombreux événements et y a participé) réside dans le fait qu'ils décortiquent les circonstances de la guerre en Ukraine. Tout d'abord, il a évoqué la manière dont les administrations américaines (républicaines et démocrates) gèrent les crises mondiales. Deuxièmement, il a donné un aperçu historique du début de la crise – une crise qui a réorganisé les priorités stratégiques de la plupart des pays européens et remodelé de nombreuses alliances et lectures prédictives de ce qui pourrait se passer dans le monde.
Au cours de l'entretien, Sachs a déclaré que la crise n'est pas une attaque de Vladimir Poutine contre l'Ukraine, comme on nous le répète constamment. Elle a plutôt éclaté en février 1990, lorsque le secrétaire d'État américain de l'époque, James Baker, a apparemment promis que l'Otan ne s'étendrait pas si Moscou acceptait la réunification de l'Allemagne – une promesse que le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev a acceptée.
Poutine a d'abord envisagé des orientations européennes, envisageant même pendant un certain temps d'adhérer à l'Otan.
Eyad Abu Shakra
Cependant, Washington est revenu sur sa promesse dans les années 1990, lorsque le président Bill Clinton a accepté d'étendre l'Otan jusqu'à l'Ukraine. En effet, la Pologne, la Hongrie et la République tchèque ont rejoint l'Otan en 1999. Moscou a ignoré cette étape, mais a commencé à s'inquiéter à la suite de la campagne menée par l'Otan et les États-Unis en Serbie la même année.
Néanmoins, Moscou a gardé le silence lorsque Poutine est arrivé au pouvoir. En réalité, Poutine a d'abord envisagé des orientations européennes, envisageant même pendant un certain temps d'adhérer à l'Otan.
Puis, après le 11 septembre et la guerre en Afghanistan qui a suivi, Washington s'est retiré unilatéralement du traité sur les missiles antibalistiques en 2002 et a déployé des systèmes de missiles en Europe de l'Est «à quelques minutes de Moscou» – ce que la Russie a considéré comme une menace directe pour sa sécurité nationale, même si elle avait soutenu la «guerre contre la terreur» menée par Washington.
En 2003, les États-Unis ont envahi l'Irak pour des raisons totalement inventées, selon Sachs. En 2004-2005, ils ont encouragé un «changement de régime en Ukraine» et soutenu l'arrivée au pouvoir de Viktor Iouchtchenko. Toutefois, en 2010, Viktor Ianoukovitch, avec le soutien de Moscou, a remporté les élections et a pris ses fonctions en défendant la «neutralité ukrainienne». Cela a temporairement apaisé les tensions, d'autant plus que les sondages ont montré que les Ukrainiens n'étaient pas favorables à l'adhésion à l'Otan, a affirmé Sachs lors de l'entretien.
Cependant, Washington a continué à œuvrer pour renverser Ianoukovitch et a poursuivi le changement de régime, se joignant à l'effort pour le pousser hors du pouvoir le 22 février 2014. Il a ainsi imposé l'expansion de l'alliance malgré les objections de Poutine et les tentatives de rappeler à Washington ses promesses. Soit dit en passant, dix ans plus tôt, en 2004, l'Otan avait admis sept autres pays d'Europe de l'Est en tant que membres.
Sachs a réaffirmé que Washington avait toujours tenu à étendre l'Otan jusqu'aux frontières de la Russie et s'opposait à tout règlement en la matière. Il a ensuite énuméré les développements ultérieurs qui ont «détruit ce qui restait de la confiance des partenaires de Washington», comme il l'a dit.
En 2018, les États-Unis se sont retirés de l'accord nucléaire qu'ils avaient conclu avec l'Iran et, en 2019, ils se sont retirés du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. La «politique étrangère irréfléchie» s'est poursuivie lorsque Poutine a proposé à Washington, en décembre 2021, un projet d'accord de sécurité visant à mettre fin à l'expansion de l'Otan. Sachs dit avoir personnellement contacté la Maison Blanche pour l'exhorter à éviter la guerre et à s'engager dans des négociations, mais «non, il n'y aura pas de guerre», a été la réponse qu'il a reçue. Son interlocuteur a répété l'annonce qu'il n'y aurait pas d'expansion de l'Otan, mais c'est exactement ce qui s'est passé.
«Vous n'avez pas le droit d'installer des bases militaires où vous voulez... et d'espérer la paix. Nous devons être raisonnables et logiques, et nous (les Américains) nous sommes opposés en 1823 à l'expansion des puissances européennes sur le continent américain par le biais de la doctrine Monroe».
Il a conclu en disant que «le récit autour de la crise ukrainienne est faux... et Poutine n'est pas un autre Hitler... de même, nous devrions arrêter ce que nous faisons en ce qui concerne la Chine et Taïwan».
Enfin, pour en revenir à l'élection américaine et aux tragédies du Liban et de Gaza, je pense que les propos de Sachs fournissent des indications cruciales sur certains intérêts hautement placés qui sont prêts à tout gâcher, à diaboliser n'importe qui, à oblitérer n'importe quelle question, à effacer n'importe quel pays et à inventer n'importe quel délire.
L'élection américaine et les tragédies du Liban et de Gaza se déroulent aujourd'hui dans un monde au bord d'une unipolarité qui applique ouvertement la politique du deux poids deux mesures, méprise les institutions internationales, ignore les droits des peuples et rejette le pluralisme des identités et des nationalités.
D'autre part, des forces vindicatives se soulèvent. Elles ne se considèrent plus comme vouées à la défaite et à la capitulation face à un Occident vieillissant qui ne parvient pas à se rajeunir et qui s'oppose à ce que d'autres viennent revigorer ses sociétés.
Eyad Abu Shakra est rédacteur en chef d’Asharq al-Awsat.
X: @eyad1949
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com