Avons-nous fait porter au Liban plus qu'il ne peut supporter ?

Aucun effort sérieux n'est fait pour arrêter la guerre en cours (File/AFP)
Aucun effort sérieux n'est fait pour arrêter la guerre en cours (File/AFP)
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Publié le Lundi 14 octobre 2024

Avons-nous fait porter au Liban plus qu'il ne peut supporter ?

Avons-nous fait porter au Liban plus qu'il ne peut supporter ?
  • À Tunis, Yasser Arafat avait l'habitude de regarder avec gratitude ce qu'il avait apporté à la cause palestinienne
  • Mohsen Ibrahim, secrétaire général de l'Organisation d'action communiste au Liban, l'encourageait à se remémorer son séjour à Beyrouth

Un jour, Arafat lui a demandé : "Avons-nous fait porter au Liban plus qu'il ne peut supporter ?" Mohsen lui répond : "Si seulement vous aviez posé cette question il y a plusieurs années". Quelques années plus tard, Mohsen posera la même question.

Je connaissais Mohsen depuis plus de trente ans. Un jour, il m'a dit : "Laisse de côté le travail éditorial et ses problèmes. Je suis aussi journaliste. Je sais ce que c'est. Partez, cherchez ce qui est plus important. Formez une petite équipe pour écrire l'histoire de Beyrouth et de ses transformations. C'est une ville qui change rapidement en fonction des rapports de force, de sa situation et de ses caractéristiques."

"Elle semble vouée à un destin inconnu", ajoute-t-il, en se gardant bien d'en dire plus.

Nous avons parlé longtemps. Il a dit que Beyrouth embrassait parfois de grandes causes qu'un petit pays, à la composition si diverse et si fragile et à la situation géographique si sensible, ne peut embrasser. L'absence d'un État libanais capable de gérer cette adhésion conduira le pays à imploser en raison de la cause majeure qu'il a embrassée ou la cause elle-même explosera, entraînant le pays avec elle.

L'alliance d'un groupe local avec une force internationale ou régionale est trop difficile à tolérer pour le Liban.

 - Ghassan Charbel

Nous avions l'habitude de nous réjouir de la capacité des factions palestiniennes à inquiéter Israël sur le front du Sud-Liban. Le résultat a été qu'Israël a envahi le sud. La justesse de la cause palestinienne nous a empêchés de percevoir le danger de voir Beyrouth devenir une capitale de la cause dans un pays limitrophe d'Israël et à portée de sa machine militaire, a-t-il ajouté.

Beyrouth se trouve dans une situation très difficile. La capitale libanaise est sur le point de devenir la capitale du projet iranien dans la région. Il s'agit du plus grand coup d'État auquel la région assiste. Après être intervenu dans le conflit syrien, le Hezbollah est devenu un acteur régional, avec des rôles en Irak et au Yémen. À cela s'ajoutent les changements majeurs et fondamentaux que le parti a introduits dans son environnement. Ces changements sont si profonds qu'ils l'empêchent de comprendre son rôle et sa relation avec l'entité libanaise et sa position régionale, a-t-il poursuivi.

M. Mohsen n'a pas caché sa crainte de voir ce "rôle imploser au Liban ou exploser si l'Iran devait renforcer sa position à l'égard d'Israël en tirant davantage de roquettes et en renforçant sa présence" en Palestine par l'intermédiaire du Djihad islamique et du Hamas.

Fouad Boutros, ancien ministre libanais des affaires étrangères, est un autre homme dont j'ai aimé écouter les opinions, compte tenu de son expérience. Pour lui, l'État est le meilleur protecteur du peuple libanais. Toute personne misant sur autre chose que l'État serait déçue. La chose la plus dangereuse qui puisse arriver au Liban est qu'un groupe ou une secte soit incité à se tourner vers des puissances étrangères pour consolider sa position dans le pays.

Le Liban a une composition fragile qui ne tolère pas les coups d'État violents. L'alliance d'un groupe local avec une force internationale ou régionale est trop difficile à tolérer pour le Liban. La partie la plus faible devient souvent un pion dans un projet qui la dépasse et dans lequel elle n'a pas son mot à dire, a fait remarquer M. Boutros.

Malheureusement, les groupes libanais ont, à plusieurs reprises, cédé à cette tentation. "Les sunnites et les maronites sont tombés dans le panneau. J'espère sincèrement que nos frères chiites ne se laisseront pas trop entraîner à modifier par la force le rôle et les caractéristiques du Liban, ainsi que ses relations intérieures et extérieures. Un tel changement pourrait conduire à l'implosion du Liban et peut-être même réduire à néant les raisons de son existence sous sa forme actuelle", a-t-il fait remarquer.

L'aspect le plus dangereux de la guerre actuelle est qu'elle est plus grande que le Liban, même si son terrain de jeu est terrifiant.

- Ghassan Charbel

Je lui ai demandé ce qui l'inquiétait le plus. Il m'a répondu que c'était les politiques forcenées qui ignorent la fragilité de la structure libanaise et comment plusieurs politiciens refusent de voir les vrais rapports de force dans la région et dans le monde. Ils croient pouvoir imposer de nouvelles réalités par la force en ignorant le prix à payer.

Je me suis souvenu des remarques de Mohsen et de Boutros en regardant le vaste assaut israélien contre le Liban. Les scènes vécues au Liban sont douloureuses. Les ordres quotidiens donnés par Israël à certains habitants d'évacuer leurs villages et leurs maisons rappellent brutalement les scènes horribles qui se répètent à Gaza. L'ampleur des assassinats est sans précédent, tout comme les destructions. Les puissances mondiales observent le massacre et s'efforcent de maintenir l'aéroport de Beyrouth ouvert afin d'accueillir l'aide et les visiteurs.

L'aspect le plus dangereux de la guerre actuelle est qu'elle dépasse le Liban, même si son terrain de jeu est terrifiant. Aucun effort sérieux n'est fait pour arrêter la guerre. C'est comme si les belligérants avaient choisi d'aller jusqu'au bout. C'est extrêmement dangereux dans un pays où un cinquième de la population est déplacée.

À la gravité de la situation s'ajoute le compte à rebours des représailles attendues d'Israël contre l'Iran. Le Liban ne supporte pas qu'Israël le considère comme le choix privilégié pour la guerre contre l'Iran alors qu'il opte pour une confrontation directe avec Téhéran.

Il est évident que la majorité des Libanais s'opposent à une guerre destructrice en faveur de Gaza. Plusieurs d'entre eux ont déclaré, ouvertement et en privé, que la guerre est au-delà de ce que le Liban peut supporter. Il est également évident que la machine de destruction israélienne bénéficie du soutien américain pour réduire les capacités du Hezbollah et retirer le front sud de l'équation militaire en appliquant la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies.

Il s'agit de la période la plus dangereuse de l'histoire moderne du Liban. Retirer le sud de l'équation ne sera pas facile pour le Hezbollah, qui avait lancé le "front de soutien" avec Gaza dans le sillage de l'opération "Al-Aqsa Flood" de Yahya Sinwar. Ce ne sera pas facile non plus pour l'Iran. L'heure n'est pas à la reddition des comptes ni à la désignation des coupables. Il est temps de sauver le Liban avant qu'il ne soit trop tard.

Le Liban peut-il trouver une formule qui persuade les États-Unis et l'Occident de rechercher sérieusement un cessez-le-feu ? Peut-il trouver une formule qui permette à l'État d'être le garant de la fin de la guerre et de soigner les blessés libanais en accueillant tout le monde sans exception ? Il n'y a pas d'autre choix que de reconstruire l'Etat et son rôle. Le recours à la guerre ouverte est porteur de dangers et d'horreurs. A quoi sert-il aux Libanais de gagner des médailles mais de perdre le Liban ?

Ghassan Charbel est rédacteur en chef du journal Asharq Al-Awsat.

X : @GhasanCharbel

Cet article a été publié pour la première fois dans Asharq Al-Awsat.

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com