Israël et l’Occident ont-ils perdu leur boussole morale?

Une manifestante iranienne brandit une affiche du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, récemment tué. (AP)
Une manifestante iranienne brandit une affiche du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, récemment tué. (AP)
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Publié le Vendredi 04 octobre 2024

Israël et l’Occident ont-ils perdu leur boussole morale?

Israël et l’Occident ont-ils perdu leur boussole morale?
  • Désormais, c'est Israël qui semble avoir endossé le rôle sinistre de bourreau en chef sur la scène internationale, et l'État hébreu ne s'est pas fait prier pour assumer cette fonction avec un zèle particulier
  • Israël et l'Occident s’arc-boutent sur un prétendu argument moral, si tant est qu'on puisse le qualifier ainsi. Ils se drapent dans la vertu, se présentant comme les champions du bien luttant contre les forces du mal

La disparition d’Hassan Nasrallah à Beyrouth il y a quelques jours a déjà fait couler beaucoup d’encre, et je ne souhaite pas prolonger votre lassitude en ajoutant mon grain de sel à ce flot incessant de commentaires. Après tout, il est fort probable que vous ayez déjà forgé votre propre opinion sur le leader du Hezbollah. Était-il un vaillant combattant de la résistance, ayant réussi à tenir en échec la redoutable machine militaire israélienne en 2006? Ou n’était-il qu’un simple pantin aux mains de l’Iran, responsable de la mort de centaines d’innocents? Peut-être était-il les deux à la fois, aussi paradoxal que cela puisse paraître.

Laissons cela de côté. Ce qui me taraude véritablement, c’est la question éthique — ou plutôt son absence — qui entoure les décisions de ceux qui commanditent ces actes que l'on ne peut décemment qualifier autrement que d'assassinats extrajudiciaires.

L’exemple le plus frappant qui nous vient à l'esprit est sans doute l'élimination d'Oussama ben Laden, le chef tristement célèbre d'Al-Qaïda. Le 2 mai 2011, les forces d'élite américaines l'ont traqué jusque dans son repaire au nord du Pakistan, l'abattant sans sommation avant d'immerger sa dépouille en mer, dans un secret quasi-total. 

Cette opération, menée loin des regards des médias, n'a laissé qu'une seule image à la postérité : celle capturée dans la salle de situation de la Maison Blanche. On y voit Barack Obama, Joe Biden, Hillary Clinton et tout un aréopage de hauts responsables, les yeux rivés sur un écran hors champ, absorbés par le spectacle de l'exécution comme s'il s'agissait de l'avant-première d'une superproduction hollywoodienne. 

Un examen attentif de cette photo révèle même la présence d'Antony Blinken, alors futur Secrétaire d'État, qui tente de glaner un aperçu de l'action par-dessus l'épaule de ses supérieurs. 

Cette scène ne peut que nous rappeler les paroles de Lady Macbeth: "Tous les parfums d'Arabie ne sauraient purifier cette petite main souillée de sang". 

Un épisode plus récent nous rappelle la persistance de ces pratiques contestables. En janvier 2020, les États-Unis ont orchestré une frappe de drone sur l'aéroport de Bagdad, ciblant le général Qassem Soleimani, haut gradé à la tête de la Force Qods, branche extérieure des Gardiens de la révolution islamique. Mais l'opération ne s'est pas limitée à éliminer sa cible principale. Elle a également fauché — et j'emploie le terme "incidemment" avec une ironie délibérée — neuf autres vies. Parmi ces victimes collatérales figurait Abu Mahdi Al-Muhandis, un leader influent de la milice irakienne. 

Désormais, c'est Israël qui semble avoir endossé le rôle sinistre de bourreau en chef sur la scène internationale, et l'État hébreu ne s'est pas fait prier pour assumer cette fonction avec un zèle particulier.

                                                               Ross Anderson

À présent, c’est Israël qui semble avoir endossé le rôle sinistre de bourreau en chef sur la scène internationale, et l'État hébreu ne s'est pas fait prier pour assumer cette fonction avec un zèle particulier. Pas plus tard que la semaine dernière, les forces armées israéliennes ont orchestré une véritable mise en scène médiatique, diffusant avec ostentation les clichés de onze commandants du Hezbollah qu'elles affirment avoir éliminés au cours d'une semaine sanglante au Liban.

Israël et l'Occident s’arc-boutent sur un prétendu argument moral, si tant est qu'on puisse le qualifier ainsi. Ils se drapent dans la vertu, se présentant comme les champions du bien luttant contre les forces du mal, brandissant leur statut de démocraties élues comme un bouclier moral, soi-disant garants de l'état de droit.

Mais cette rhétorique soulève une question épineuse qu'ils s'obstinent à éluder: quelle est la nature exacte de leur combat lorsque leurs méthodes sont le reflet quasi parfait de celles qu'ils condamnent chez leurs adversaires? La seule différence notable réside dans l'arsenal plus imposant dont ils disposent.
Ils invoquent la défense de la loi comme justification ultime, mais quel système juridique pourrait cautionner le déchaînement aveugle de violence qu'ils orchestrent?

Le président américain Joe Biden s'est permis une déclaration pour le moins déconcertante concernant l'élimination de Nasrallah, évoquant "une mesure de justice".  Certes, Biden n'est plus de première jeunesse, mais on serait en droit d'attendre de lui une vision plus nuancée que celle d'un shérif du Far West, dispensant la justice à coups de Colt 45.  Si le locataire de la Maison Blanche semble avoir une vision nébuleuse de ce qu'est la justice aujourd'hui, permettez-moi de la lui rappeler: c'est un processus transparent où un présumé criminel est investigué, appréhendé dans le respect des lois, mis en examen, jugé équitablement, et, le cas échéant, condamné par un tribunal impartial. La justice, dans son essence même, doit être empreinte de moralité. Elle ne saurait se résumer à l'explosion d'une bombe "bunker-buster" de 2000 livres, semant mort et désolation dans les quartiers résidentiels surpeuplés de Beyrouth.

On entend souvent l'argument selon lequel les méthodes conventionnelles de justice sont inadaptées face à un adversaire qui se fond dans l'obscurité, se dissimulant derrière un labyrinthe de fausses identités et de mesures de sécurité sophistiquées. Cet "ennemi", nous dit-on, refuse obstinément de se conformer aux codes de conduite établis dans les conflits traditionnels — mais c'est tout l'intérêt d'être les soi-disant gentils: nous avons des règles, eux non.

Ne vous méprenez pas en pensant que de tels événements se limitent au Moyen-Orient. L'Irlande du Nord, en 1989, était plongée dans ce qu'on appelait pudiquement "Les Troubles". Cette période tumultueuse, qui s'étendit sur trois décennies, vit s'affronter des groupes paramilitaires républicains, aspirant à une Irlande unifiée, et leurs opposants. Les républicains bénéficiaient du soutien, explicite ou implicite, d'environ la moitié de la population. Face à eux se dressaient l'autre moitié des habitants, attachés au maintien dans le Royaume-Uni, épaulés par des milices loyalistes et les forces de l'État britannique. Ce conflit, qui débuta à la fin des années 1960 et perdura jusqu'en 1998, fit plus de 3,500 victimes.

Pat Finucane exerçait comme avocat des droits de l'homme à Belfast. Sa clientèle provenait des deux camps, mais les unionistes le percevaient comme un porte-voix républicain. En février 1989, deux hommes armés loyalistes ont forcé l'entrée du domicile de Finucane à coups de masse. Ils l'ont abattu de deux balles alors qu'il dînait en famille un dimanche. Ensuite, ils ont déchargé 12 balles supplémentaires dans son visage à bout portant, tandis que ses trois enfants se terraient sous la table.

La justice est un processus transparent où un présumé criminel est investigué, appréhendé dans le respect des lois, mis en examen, jugé, et, le cas échéant, condamné par un tribunal impartial.

                                                       Ross Anderson

Les investigations menées par des organismes indépendants ont révélé que l'assassinat n'a pas seulement bénéficié de la complicité des services de sécurité britanniques, mais aussi de leur implication directe. Des agents du Royaume-Uni ont transmis des renseignements précis sur les déplacements de Finucane, spécifiant l'heure et le lieu exacts. Ils ont également fourni l'une des armes employées lors de l'exécution.

L'un des tireurs, qui était également informateur pour la police, a reconnu sa culpabilité dans le meurtre et a purgé quelques années d'une peine de 22 ans avant d'être libéré en 2006. Aucun membre des services de sécurité britanniques n'a jamais été tenu responsable de son implication. Fait notable, le Premier ministre David Cameron a déclaré à la famille Finucane lors d'une réunion à Downing Street en 2011 : "Il y a des gens dans les bâtiments tout autour d'ici qui ne laisseront pas cela se produire."

Eh bien, ce n'est plus le cas maintenant. Nouveau gouvernement à Westminster, nouvelle politique: après 35 ans, une enquête publique complète dirigée par un juge va enfin être menée sur l'exécution extrajudiciaire de Finucane, au cours de laquelle l'implication totale de l'État britannique et de ses agents sera mise au jour.

Comme l'a observé Martin Luther King : "L'arc de l'univers moral est long, mais il se courbe vers la justice." Quand l'histoire de ces années au Moyen-Orient sera écrite, nous devrions espérer que la justice morale soit rendue.

Ross Anderson est le rédacteur en chef adjoint d'Arab News.

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com