Le coup d'État silencieux des colons qui ont pris le contrôle d'Israël

Dans un coup d'État silencieux, Israël est désormais sous l’emprise du mouvement des colons. (Dossier AFP)
Dans un coup d'État silencieux, Israël est désormais sous l’emprise du mouvement des colons. (Dossier AFP)
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Publié le Dimanche 09 juin 2024

Le coup d'État silencieux des colons qui ont pris le contrôle d'Israël

Le coup d'État silencieux des colons qui ont pris le contrôle d'Israël
  • Pendant deux siècles et demi, les paroles courageuses de Burke ont été invoquées par les défenseurs de l'idéal démocratique afin de promouvoir l'idée d'une assemblée représentative «parfaite»
  • Benjamin Netanyahou, tout comme Burke en son temps, se retrouve au pied du mur par rapport à ses électeurs et aux attentes qu’ils ont clairement exprimées à son égard

La démocratie est un sujet délicat. Si Edmund Burke, l'éminent homme d'État et philosophe anglo-irlandais du xviiie siècle, était encore parmi nous, nous pourrions aisément chercher une confirmation de cette affirmation auprès de lui. Burke, dont les contributions ont grandement influencé les principes du conservatisme moderne, est décédé depuis longtemps, mais ses paroles continuent de résonner avec pertinence jusqu'à nos jours.

Son premier discours à la Chambre des communes, en 1765, a été si remarquable qu'il a captivé l'attention de toute l'Europe, selon William Pitt l'Ancien.

Puis, en novembre 1774, après avoir été élu député de la circonscription de Bristol, dans le sud-ouest de l'Angleterre, Burke a prononcé son célèbre «discours aux électeurs de Bristol à la fin du scrutin», dans lequel il a exposé aux électeurs ce qu'ils pouvaient attendre de lui en tant que leur représentant.

Burke leur a promis que leurs opinions pèseraient lourd dans ses prises de décision. Cependant, il a également souligné l'importance de son jugement indépendant, de sa conscience éclairée et de son devoir de représenter non seulement leurs souhaits, mais aussi l'intérêt général. Il a fermement affirmé que le devoir d'un représentant n'était pas seulement de travailler pour ses électeurs, mais aussi de faire preuve de discernement et de ne pas sacrifier son jugement à l'opinion publique.

Dans le langage de la science politique, Burke a rejeté la conception impérative de la démocratie au profit d'une approche représentative mandatée. En d'autres termes, il a clairement fait comprendre aux électeurs: «Si vous pensez que je vais simplement obéir à vos ordres à Westminster, vous vous méprenez sur mon rôle.»

«Netanyahou se retrouve dos au mur vis-à-vis de ses électeurs, qui ont clairement exprimé leurs attentes à son égard.»

Ross Anderson

Pendant deux siècles et demi, les paroles courageuses de Burke ont été invoquées par les défenseurs de l'idéal démocratique afin de promouvoir l'idée d'une assemblée représentative «parfaite». Elle serait composée de personnes intelligentes et intègres, affranchies de tout intérêt particulier, capables ainsi de légiférer dans l'intérêt général de la société plutôt que de servir les intérêts de leurs électeurs. 

C'est une vision noble. Cependant, les idéalistes ont souvent omis de mentionner le destin de Burke. En réalité, ce dernier avait offert aux électeurs de Bristol un choix clair lors des élections suivantes: élire un député qui exécuterait leurs ordres ou bien élire un député qui agirait selon sa propre conscience. Lors des élections générales de 1760, ils ont massivement opté pour la première option, ce qui a entraîné le renvoi malheureux de Burke de ses fonctions.

Vous pourriez penser qu'il y a peu de similitudes entre Burke, un homme imprégné de sagesse, d'une érudition et d'une intégrité profondes, et le Premier ministre d'Israël actuel, un individu méprisable, sans vergogne, résolu à rester au pouvoir à tout prix. Pourtant, ils sont liés par un filhistorique qui remonte à deux cent cinquante ans. Mis à part sa vénalité, sa corruption et sa détermination sanguinaire à s'accrocher au pouvoir en dépit des préjudices causés à d'autres et à son propre pays, Benjamin Netanyahou, tout comme Burke en son temps, se retrouve au pied du mur par rapport à ses électeurs et aux attentes qu’ils ont clairement exprimées à son égard.

Et, pour s'assurer que Netanyahou reste sur la voie qu'ils ont tracée, ils ont également élu un duo de gardiens, Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich, prêts à le rappeler à l'ordre si sa détermination venait à faiblir.

Parmi ces deux individus, Ben-Gvir incarne le rôle du bouffon de cette pièce de théâtre. C'est celui qui a un jour accroché dans son salon un portrait du meurtrier de masse extrémiste juif Baruch Goldstein, puis a feint l'innocence lorsqu'il a été arrêté et condamné pour incitation au terrorisme. Smotrich, quant à lui, est d'une tout autre trempe. Ce bigot religieux fondamentaliste et intelligent est redoutable.

«Il est facile de jeter l’opprobre sur des personnalités telles que Smotrich, Ben-Gvir et Netanyahou, qui ne sont que des cibles faciles, des fruits à portée de main.»

Ross Anderson

Tandis que Ben-Gvir cherche à attirer l’attention avec ses interminables marches provocatrices dans les quartiers palestiniens de Jérusalem, Smotrich utilise discrètement son pouvoir ministériel pour poursuivre son objectif principal qui consiste à «inonder les zones de Judée et de Samarie de colonies et de colons juifs», comme il l’a exprimé. Cette stratégie vise à faire comprendre aux Palestiniens qu'ils ont peu de chances d'établir un État indépendant et qu'ils doivent choisir entre trois options: vivre sous la domination israélienne, émigrer ou mourir en martyr.

à «inonder les zones de Judée et de Samarie de colonies et de colons juifs», comme il l’a exprimé. Cette stratégie vise à faire comprendre aux Palestiniens qu'ils ont peu de chances d'établir un État indépendant et qu'ils doivent choisir entre trois options: vivre sous la domination israélienne, émigrer ou mourir en martyr.

Il est facile de jeter l’opprobre sur des personnalités telles que Smotrich, Ben-Gvir et Netanyahou, qui ne sont que des cibles faciles, des fruits à portée de main. La vraie tragédie d'Israël, à mon sens, réside non pas dans le fait que des personnages aussi grotesques occupent des postes publics. Comme l'a démontré Burke, les représentants élus peuvent rapidement être destitués. Ainsi, la question qui se pose est la suivante: qu'est-ce qui a incité le peuple israélien à les choisir en premier lieu?

Une partie de la réponse pourrait se trouver dans un rapport accablant du New York Times publié le mois dernier, intitulé Les impunis: comment les extrémistes ont pris le contrôle d'Israël. Ce rapport dépeint «un mouvement nationaliste parfois criminel qui a été autorisé à opérer en toute impunité et à passer progressivement des marges au courant dominant de la société israélienne. […] Il met en évidence comment les voix dissidentes au sein du gouvernement, s’opposant à la tolérance, à la violence des colons, ont été réduites au silence et discréditées. […]De plus, il souligne comment l'occupation a fini par menacer l'intégrité même de la démocratie israélienne.»

En d'autres termes, par un coup d'État silencieux, Israël se retrouve désormais sous l’emprise  du mouvement des colons, qui a usé des outils de la démocratie du pays pour y parvenir. Il s'agit d'un coup d'État qui se prépare depuis fort longtemps et je crains qu'il faille bien plus que la destitution de M. Netanyahou pour inverser cette tendance. 

Ross Anderson est rédacteur en chef adjoint d'Arab News.