Yahya Sinwar est parfaitement conscient que rien ne peut briser la volonté d’un gouvernement israélien et de ses généraux comme le fait que l’un de ses soldats soit fait prisonnier par les Palestiniens.
En 1988, Sinwar a été arrêté et ce n’était d’ailleurs pas la première fois. Il a été condamné à quatre peines d’emprisonnement à perpétuité. Mais, en 2011, il a été libéré, avec plus de 1 000 autres Palestiniens, après que le Hamas a accepté de libérer le soldat israélien Gilad Shalit, qu’il avait enlevé cinq ans plus tôt.
Le Premier ministre de l’époque était Benjamin Netanyahou, qui a répondu à l’opération «Déluge d’Al-Aqsa», en octobre dernier, par un bain de sang – toujours en cours – à Gaza et par sa tentative actuelle d’envahir Rafah.
Israël ne renoncera jamais à ses efforts pour libérer tout soldat emprisonné. Il pourrait recourir à la force pour obtenir leur libération, même si le prix à payer est élevé. Si cela échoue, cela pourrait donner lieu à des négociations ardues et coûteuses.
La question des prisonniers et des échanges, pénible, n’est pas nouvelle. Tout éminent dirigeant palestinien rêve de libérer de la torture les Palestiniens détenus dans les prisons israéliennes.
CNN a diffusé cette semaine un reportage sur les souffrances des prisonniers palestiniens dans une base militaire israélienne transformée en centre de détention dans le désert du Néguev. Il évoquait des pourritures de plaies et des amputations de membres parce que les prisonniers étaient enchaînés pendanttrop longtemps. Le rapport m’a rafraîchi la mémoire. Au début de ma carrière, j’ai pu être témoin de la souffrance des détenus et d’une nation prisonnière appelée «Palestine». Le pays a connu un déferlement de prisonniers et plusieurs échanges, mais le bain de sang et le flux de détenus ne s’arrêteront pas tant qu’un État palestinien indépendant n’aura pas vu le jour.
Je tiens à partager quelques souvenirs avec le lecteur. En 1979, Fadel Shrourou, un membre dirigeant du commandement général du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP)m’a demandé s’il pouvait me raconter une histoire intrigante. Aucun jeune journaliste ne laisserait passer une telle proposition. «Quand et où?», lui ai-je demandé. Il a réponduen souriant: «Une voiture viendra vous chercher.»
«Au début de ma carrière, j’ai pu être témoin de la souffrance des détenus et d’un pays prisonnier appelé Palestine.»
Ghassan Charbel
J’attends devant le bâtiment d’An-Nahar à Beyrouth et, très vite, une voiture aux vitres teintées s’avance vers moi. Le conducteur et son accompagnateur sont tous deux armés. Jedemande à l’accompagnateur où nous allons. Il me répond qu’il n’a toujours pas reçu les détails. Environ vingt minutesplus tard, le véhicule quitte la route principale et nous changeons de voiture. Je leur demande pourquoi et ils répondent: «Israël assure une surveillance terrestre et aérienne.» À partir de là, mon enthousiasme ne fait que croître.
Une fois que nous arrivons à destination, l’accompagnateurme demande si je reconnais l’endroit. Je dis que non, même si ce n’est pas vrai. Nous sommes à Abra, à l’est de Sidon, au sud du Liban, à seulement quelques kilomètres de mon propre village. Je ne lui dis pas que je sais, parce que je ne veux pas gâcher le voyage.
Nous nous dirigeons ensuite vers un immeuble résidentiel, où nous sommes accueillis par des hommes visiblement nerveux. En entrant dans un appartement, je me retrouve nez à nez avec un prisonnier israélien. C’est la première fois que je me retrouve sous le même toit qu’un Israélien – un soldat de surcroît.
Je lui demande qui il est. «Abraham Amram», me répond-il. Il me dit qu’il a été fait prisonnier lors de l’invasion israélienne du Liban-Sud, en 1978. Puis, comme tous les prisonniers, il a critiqué le gouvernement israélien, l’exhortant à se conformer aux exigences de ses ravisseurs. Il a également déclaré que le commandement général du Front populaire de libération de la Palestine l’avait bien traité et qu’il lui avait fourni des soins médicaux. Cependant, après son retour en Israël, il a publié un livre dans lequel il affirme que ses ravisseurs l’ont détenu en Syrie et qu’il a été gravement torturé pendant sa détention.
Sur le chemin du retour vers Beyrouth, l’accompagnateur s’est excusé pour les mesures de sécurité du voyage. Il a déclaré que la zone était à la merci des avions israéliens et qu’Israël n’aurait pas hésité à mener une opération terrestre si des informations sur la réunion avaient été divulguées.
Plus tard, le 14 mars de la même année, je me trouve à l’aéroport de Damas pour un vol à bord d’un avion bulgare Tupolev qui transporte Amram. Shrourou, alors responsable du voyage, redoute qu’Israël ne détourne le Tupolev. Amram lui-même craint que le gouvernement de Menachem Begin ne prenne des mesures qui entraîneraient sa mort. Il essaie de dissimuler sa peur en demandant si sa femme et ses enfants seront à l’aéroport lorsque nous arriverons à destination.
L’avion atterrit à l’aéroport de Genève. Un appareil en provenance d’Israël était également là, transportant soixante-six prisonniers palestiniens. Alors que les tensions sont vives, la Croix-Rouge procède à l’échange. Amram n’est pas autorisé à sortir de l’avion bulgare avant que tous les Palestiniens ne sortent de l’avion israélien.
Les Palestiniens sont ravis de retrouver leur liberté. L’avion d’Amram se dirige vers Tel-Aviv et les prisonniers libérés sonttransportés par avion vers la capitale libyenne, où ils sont reçus à l’aéroport de Tripoli par le leader du commandement général du Front populaire de libération de la Palestine, Ahmed Jibril, et par Abdessalam Jalloud, qui représente le leader libyen Mouammar Kadhafi.
En me remémorant cet incident, il me faut rapporter quelques témoignages. Abdallah Hilal Tohma, du Fatah, a rappelé comment il s’était introduit dans les territoires palestiniens en 1967 avec un autre Palestinien, Yasser Arafat. Ils se sont séparés dans la ville de Naplouse. Tohma sera arrêté et faitprisonnier par Israël, tandis qu’Arafat deviendra plus tard le gardien du rêve palestinien.
Hafez Dalqamouni se souvient des horribles tortures qu’il a endurées dans les geôles israéliennes. Il confie qu’un médecin israélien a insisté pour lui amputer la jambe et que, plus tard, lors des interrogatoires, ses ravisseurs donnaient des coups à la jambe amputée.
A.A.A. affirme qu’elle a été exhibée nue devant des soldats israéliens qui ont tenté de la pénétrer à l’aide d’un bâton. Elle purgeait deux peines à perpétuité.
R.Y.A. du FPLP se souvient de la scène la plus horrifiante. Elle a été emprisonnée après avoir mené plusieurs attaques contre Israël. Une attaque a visé le consulat britannique. Elle se souvient: «Ils m’ont déshabillée, ont amené mon père et lui ont ordonné d’avoir des relations sexuelles avec moi. Il s’est évanoui d’horreur.»
J’utilise désormais les initiales des deux prisonnières libérées. À l’époque, j’étais un jeune journaliste avec très peu de retenue. J’avais publié leurs noms complets ainsi que leurs photos. À Beyrouth, le célèbre poète Mahmoud Darwich a lu leurs témoignages et m’a dit: «Cela m’a achevé. C’est d’une brutalité inouïe. Je n’ai pas pu trouver le sommeil cette nuit-là.»
De nombreux témoignages douloureux ont jalonné ma carrière. Mais les déclarations de R.Y.A. demeurent indéniablement les plus brutales. Le reportage de CNN m’a rappelé la souffrance des prisonniers. Tous ces souvenirs si vivaces ont sur moi l’effet d’un coup de poignard.
Ghassan Charbel est le rédacteur en chef du quotidien Asharq al-Awsat.
X: @GhasanCharbel
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com