Les coûts implicites de la « forteresse Europe »

Des drapeaux européens flottent devant le siège de la Commission européenne à Bruxelles. (Reuters)
Des drapeaux européens flottent devant le siège de la Commission européenne à Bruxelles. (Reuters)
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Publié le Mardi 26 mars 2024

Les coûts implicites de la « forteresse Europe »

Les coûts implicites de la « forteresse Europe »
  • Il est nécessaire de réévaluer les politiques européennes en matière d'immigration, en mettant l'accent sur des options qui ne sacrifient pas les principes démocratiques au nom de l'opportunisme
  • L'Europe doit investir dans des solutions à long terme qui s'attaquent aux causes profondes de la migration

La stratégie de l'Europe en matière de gestion des migrations repose depuis longtemps sur un délicat exercice d'équilibre visant à défendre les valeurs chères au continent que sont la démocratie, les droits de l'homme et l'État de droit, tout en sécurisant ses frontières contre les migrations irrégulières. Toutefois, les approches adoptées pour atteindre ces objectifs mettent de plus en plus en évidence un paradoxe au cœur de la politique européenne. 

Dans ses relations avec le Maghreb en particulier, une région cruciale pour l'Europe en raison de sa proximité géographique et de son rôle de zone de transit pour les migrants qui se dirigent vers le continent, l'UE se trouve dans une situation difficile. Ce dilemme découle du fait que l'Europe s'appuie sur des accords avec des hommes forts locaux pour freiner les flux de migrants, une tactique qui risque d'ancrer les régimes autoritaires et de compromettre les idéaux démocratiques que l'Union prétend incarner. 

L'idée maîtresse de ce récit repose sur la reconnaissance de l'interaction complexe entre le désir de sécurité de l'Europe et son prétendu engagement à promouvoir la démocratie. Les engagements de l'Europe au Maghreb, et potentiellement au-delà, illustrent ce dilemme. 

Même une analyse superficielle des stratégies de Bruxelles visant à harmoniser les politiques européennes divergentes en Afrique du Nord révèle que l'Union a souvent fait d'importantes concessions financières et politiques aux régimes autoritaires dans le but de renforcer les capacités de ces régimes à gérer les flux migratoires, jouant ainsi le rôle de gardien de la « forteresse Europe ». 

Si les effets immédiats de ces politiques peuvent sembler bénéfiques pour l'UE en termes de préoccupations migratoires, les implications à moyen et long termes révèlent une myriade de « prix invisibles ». Non seulement ces coûts sapent les valeurs fondamentales de l'UE, mais ils perpétuent également l'instabilité et la souffrance humaine dans les régions mêmes qu'elle vise à stabiliser. Cette situation difficile met en évidence une dure réalité : dans sa quête de contrôle des migrations, l'Europe pourrait, par inadvertance, devenir le garant de futurs despotes. 

En versant des milliards dans les coffres de dirigeants autoritaires, soi-disant pour la gestion des frontières et le contrôle des migrations, l'UE donne du pouvoir à ces régimes, en leur offrant à la fois les moyens et la légitimité nécessaires pour renforcer leur emprise sur le pouvoir. Le soutien diplomatique extérieur souvent inhérent à ces accords renforce encore les régimes, car il est perçu comme une approbation tacite de leur mode de gouvernance. 

L'un des coûts invisibles les plus importants de cette stratégie est l'exacerbation des violations des droits de l'homme dans les pays d'origine et de transit. Les autorités de ces pays, souvent soutenues par des fonds européens, se livreraient à des pratiques allant de la détention arbitraire à la torture et à d'autres abus extrajudiciaires à l'encontre de migrants désespérés. 

En particulier, le soutien de l'UE aux garde-côtes libyens a été vivement critiqué pour avoir facilité l'interception de migrants en mer et leur rapatriement en Libye, où ils subissent des conditions épouvantables dans des centres de détention improvisés auxquels les organisations humanitaires n'ont souvent pas accès. 

Cette assistance, bien qu'elle vise à réduire les migrations, contribue involontairement à maintenir un écosystème d'abus et de violations des droits de l'homme fondamentaux bien documentés que l'Europe refuse constamment d'aborder. 

Un autre coût inquiétant est le renforcement des régimes autoritaires qui, soutenus par le financement et le soutien politique de l'Europe, risquent d'asseoir davantage leur pouvoir. L'assistance financière et technique fournie à ces gouvernements dans le cadre de la gestion des migrations finit souvent par soutenir l'appareil sécuritaire qui réprime l'opposition et la dissidence, affaiblit les mouvements démocratiques et entretient des réseaux de patronage qui excluent. 

L'Europe doit investir dans des solutions à long terme qui s'attaquent aux causes profondes de la migration.  

Hafed Al-Ghwell 

Ces blancs-seings peuvent rendre l'UE complice du renforcement des pratiques autoritaires et compromettre les perspectives de gouvernance démocratique dans une partie du monde en proie à l'agitation. 

En outre, l'injection de fonds dans des régimes présentant des carences notables en matière de gouvernance et une absence d'État de droit ne permet guère de s'attaquer aux causes profondes de la migration, telles que l'instabilité économique, les niveaux élevés de chômage et les inégalités sociales. 

A contrario, l'accent mis sur la sécurisation des frontières et le contrôle des migrations détourne les investissements qui pourraient favoriser le développement économique et la stabilité, réduire les facteurs d'incitation à la migration irrégulière et, en fin de compte, bénéficier aux pays de transit comme aux pays de destination. 

En outre, en allouant des fonds substantiels à des régimes répressifs, l'UE risque de contribuer au déclin économique et à la fragmentation sociale de pays déjà frappés par la pauvreté, la gouvernance étant davantage axée sur le maintien du pouvoir que sur la promotion du développement et du bien-être. 

Une retombée moins discutée de tout cela est le paradoxe de la vision altérée de l'UE dans ses programmes « argent contre contrôle des migrants », qui fera de la migration elle-même un levier très précieux, même pour les pays d'origine. 

Conscients du fait que l'UE cherche désespérément à réduire les flux migratoires, les gouvernements pourraient utiliser la menace d'un relâchement des contrôles aux frontières, voire d'une poussée active des migrants vers l'Europe, comme monnaie d'échange pour obtenir des accords, des aides ou des concessions plus favorables de la part de Bruxelles. Ces accords sont souvent fondés sur de vagues promesses de s'attaquer aux causes profondes de l'immigration, que ces gouvernements ne veulent pas ou ne peuvent pas aborder de manière significative en raison de déficits de gouvernance bien ancrés. 

Enfin, l'absence de mécanismes d'application efficaces pour garantir que les fonds et l'aide de l'UE sont utilisés comme prévu constitue un manquement critique. En l'absence de mesures rigoureuses de suivi, de transparence et de responsabilité, il existe un risque important que cette aide n'atteigne pas ses objectifs prévus, qu'il s'agisse de programmes de développement économique, de renforcement des capacités ou de protection des droits de l'homme. Au contraire, l'aide pourrait finir par financer des pratiques corrompues, enrichir les élites et renforcer les structures de sécurité des régimes oppressifs. 

Les implications de la stratégie actuelle de l'Europe sont claires et profondes. Premièrement, elle va à l'encontre des valeurs fondamentales sur lesquelles l'UE s'est construite, érodant ainsi sa position morale et éthique à la fois dans son pays et sur la scène internationale.  

Deuxièmement, il s'agit d'une tactique à courte vue. Si elle peut entraîner une réduction immédiate des arrivées de migrants, elle néglige les causes profondes de la migration, telles que les conflits, les persécutions, l'intensification des effets du changement climatique et les disparités économiques, qui sont toutes exacerbées par une gouvernance autoritaire. 

Enfin, l'approche européenne risque de favoriser l'instabilité dans la région. En soutenant des régimes autoritaires, l'UE pourrait involontairement déstabiliser ces mêmes gouvernements, soit en renforçant les forces d'opposition, soit en contribuant aux griefs qui alimentent la dissidence. 

Cette situation place les responsables politiques européens devant un profond défi moral et stratégique. La quête d'une Europe forteresse par le biais d'accords avec des régimes autoritaires compromet non seulement les valeurs fondamentales de l'Union, mais risque également d'entraîner une instabilité à long terme dans les pays d'origine et de transit du Maghreb, aux portes mêmes de l'Europe. 

Pour relever ce défi, il est nécessaire de réévaluer les politiques européennes en matière d'immigration, en mettant l'accent sur des options qui ne sacrifient pas les principes démocratiques au nom de l'opportunisme. En outre, l'Europe doit investir dans des solutions à long terme qui pallient les causes profondes de la migration, en favorisant la coopération et le développement plutôt que la dépendance et l'autocratie. 

L'élaboration d'approches plus durables, éthiques et efficaces de la migration ne profitera pas seulement à l'UE, mais contribuera également à la stabilité et à la prospérité mondiales. 

 

Hafed Al-Ghwell est maître de conférences et directeur exécutif de l'Initiative pour l'Afrique du Nord à l'Institut de politique étrangère de l'École des hautes études internationales de l'université Johns Hopkins à Washington, DC. X : @HafedAlGhwell 

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français. 

Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com