Ainsi, en réponse à l’Afrique du Sud, accusant Israël de commettre un génocide à Gaza, la Cour internationale de justice n’aura retenu que le risque de génocide.
Génocide et… «Shoah business»
On comprend que l’accusation de Pretoria ait troublé les consciences en Israël et ailleurs dans le monde: longtemps, ce mot «génocide», pris au sens de «destruction physique et biologique», fut réservé à l’extermination des Juifs par les Nazis. Il aura fallu du temps pour que le terme soit appliqué aux massacres des Arméniens et des Tutsis, entre autres. Côté Juifs, on préfère parler d’»holocauste», terme plutôt religieux (Ancien Testament) ou de «Shoah», en hébreu: «catastrophe», même sens que… «Nakba», en arabe. Sic.
Qu’en est-il, au fait? Et que penser des accusations de Norman G. Finkelstein qui, dans un ouvrage, Industrie de l’Holocauste, n’hésite pas à parler de «Shoah business»? Des intellectuels de la trempe de Norman G. Finkelstein sont qualifiés de traîtres, plus exactement: de «Juifs honteux». Encore un peu et l’on parlera de «Juifs antisémites»! Le hic, pour Israël, c’est que des «Juifs honteux» il en est de par le monde des mille et des cents. Y compris, j’allais dire même, en France!
Oui, «même». Car la France, plus que n’importe quel autre pays européen, entretient une solidarité sans faille avec «la seule démocratie de la région». Oui, la France, ce pays de la Déclaration des Droits de l’homme (1), ne trouve pas tant à redire sur les manquements à ces Droits, manquements assumés par Israël depuis trois quarts de siècle!
Des personnalités traitées de «Juifs honteux» sont de plus en plus nombreuses. Certaines risquent même de connaître le sort réservé à Spinoza qui fut, pour emprunter une expression à la Thora (le Lévitique), «retranché de sa race». Tout près de nous, le sociologue Edgar Morin a été traité de «Juif antijuif», et le journaliste Charles Enderlin de «Valet d’Amalek»!
«Juifs honteux» et «Valets d’Amalek»
Ah! Ce sacré anathème! Il faut savoir qui est cet Amalek: un personnage de la Bible qui combattit les Hébreux lors de leur sortie d’Égypte, et qui devint le symbole de l’ennemi intemporel: après le 7 octobre, des colons avaient bien crié: «Mort à Amalek!». La Bible dit que, du haut d’une colline, Moïse encourageait l’armée de Josué dans son tout premier combat contre Amalek… Et c’est de cet épisode que date le fameux commandement: le Zakhor, que tout enfant juif se doit de mémoriser et qui dit: «Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek!»
Ce qui est reproché à Edgar Morin, ce sont ses prises de position et notamment celle exprimée dans une tribune, cosignée avec le philosophe Sami Naïr et l’écrivaine Danielle Sallenave. Extrait: «(…) Les juifs d'Israël, descendants des victimes d'un apartheid nommé ghetto, ghettoïsent les Palestiniens. Les juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent et persécutent les Palestiniens. Les juifs qui furent victimes d'un ordre impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens. Les juifs victimes de l'inhumanité montrent une terrible inhumanité (…)» (2).
Par «inhumanité», on n’ira pas jusqu’à dire que les signataires font référence à la Shoah, ce crime indépassable. Je dis bien «indépassable», au sens où ce crime de masse ne peut, en raison de sa spécificité, être comparé à aucun autre crime de masse, pas même à ceux dont furent victimes les peuples amérindiens, victimes dont le nombre dépasse pourtant l’entendement. La singularité réside dans le caractère industriel desdits massacres programmés pour l’extermination des Juifs d’Europe, ce que les Nazis appelèrent «La Solution finale à la question juive» («Die Endlösung der Judenfrage»).
«Il n’y a pas qu’une seule méthode de génocide!»
L’argument de la spécificité, qui fut très tôt homologué par les historiens, a fini par avoir un usage pervers: celui qui fait placer l’État d’Israël au-dessus de toutes les lois internationales. Dès lors, toute critique de l’État d’Israël peut valoir une accusation d’antisémitisme! Comme si, pour avoir subi le «crime indépassable», un peuple se donnait tous les droits, y compris celui de se placer au-dessus du Droit international. Ce chantage à l’antisémitisme a trop duré, et comme tout travers qui dure trop, cela finit par désespérer. Et désespérer même des Juifs!
Un historien juif américain, Norman G. Finkelstein, n’avait pas hésité à fustiger «l’exploitation de la souffrance des Juifs» dans son ouvrage Industrie de l’Holocauste (3), allant jusqu’à dénoncer ce qu’il appelle la «Shoah business» ou «le plus grand larcin de l’histoire de l’humanité»! En France, dans Libération (11-09-2000), une députée, Esther Benbassa, avait osé parler de «Shoah comme religion». En 2008, Abraham Burg, ancien président de la Knesset (et qui fut même, durant vingt jours, président d’Israël!), avait défini la Shoah comme «Pilier théologique de l’Israël moderne»(4)!... Et qui se souvient de cet autre crime de lèse-mémoire commis par un ancien ministre israélien de l’Éducation nationale, Shulamit Aloni: «Nous n’avons pas de chambres à gaz ni de fours crématoires, mais il n’y a pas qu’une seule méthode de génocide»(5)?...
Question: Shulamit Aloni, Norman G. Finkelstein, Charles Enderlin, Abraham Burg, Edgar Morin, Esther Benbassa (sans oublier Shlomo Sand, David Grossman, Michèle Sibony, Noam Chomsky) seraient-il donc des antisémites qui s’ignorent?
(1) Au passage, précisons que la France n’est pas le pays des Droits de l’homme comme on entend dire par un fallacieux raccourci, mais elle est le pays de la Déclaration des droits de l’homme. Nuance
(2) Edgar Morin, Sami Naïr, Danielle Sallenave, Israël-Palestine: le cancer (le Monde (4-6-2002),
(3) L’Industrie de l’Holocauste (Ed. La Fabrique, 2001). Titre original: The Holocaust Industry - Reflections on the Exploitation of Jewish Suffering).
(4)Avraham Burg, débat avec A. Finkielkraut, dans Télérama, 3-4-2008.
(5) Dans Haaretz, 6 mars 2003.
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.