En vertu de l’accord de Doha de 2020, les talibans se sont engagés à ne pas permettre que le territoire afghan se transforme en refuge pour combattants étrangers. Cet engagement ne semble toutefois pas sans faille. La montée en puissance des talibans pakistanais depuis le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan, et les présumés liens profonds entre les talibans afghans et le groupe État islamique au Khorassan – en dépit de leurs idéologies et objectifs divergents – montrent que les talibans ont tourné le dos à leurs alliés dans les moments difficiles, rompant totalement avec leur passé en tant que moudjahidines à l’étranger. Le groupe ne semble pas prendre en compte les préoccupations de la communauté internationale ou des voisins de l’Afghanistan.
Selon un rapport de janvier 2023 de l’Équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions des Nations unies, des membres d’Al-Qaïda ont été reconnus comme travaillant au sein des institutions administratives et sécuritaires du gouvernement taliban. Le rapport indique également que le groupe État islamique au Khorassan a élargi le champ de ses activités en réponse à cette évolution.
En outre, la responsabilité d'une attaque en août 2023 contre un quartier général de la police au Sistan-Baloutchistan, au sud-est de l'Iran, qui a fait 12 morts et huit blessés, a été revendiquée par le groupe baloutche Jaish al-Adl. Les informations sur Jaish Al-Adl révèlent qu'il s'agit d'un groupe armé dont la formation a été annoncée en 2012, après que l'Iran a exécuté Abdelmalek Rigi, le chef du groupe baloutche Jundallah. Les autorités iraniennes qualifient ce groupe de «terroriste» et l'appellent Jaish al-Zulm («Armée de l'injustice»).
«Les plus hauts responsables de la sécurité dans trois provinces frontalières appartiennent à des groupes baloutches opposés au régime iranien»
Dr Mohammed Al-Sulami
Preuve du rapprochement entre Jaish al-Adl et les talibans, l’ancien chef de la Direction nationale de la sécurité de l’Afghanistan, Rahmatullah Nabil, a écrit le mois dernier sur X «qu’en 2021, Jaish al-Adl a combattu dans plusieurs provinces afghanes, soutenant les talibans contre les forces de la République islamique d'Afghanistan, et s’est emparé de la province de Nimruz, la première province prise par les talibans». Il a aussi cité le verset du Coran: «Y a-t-il une récompense pour le bien autre que le bien?» Bien entendu, Rahmatullah Nabil voulait dire que le moment était venu pour les talibans de ne pas refuser leur soutien à Jaish al-Adl.
Six mois plus tôt, Nabil a écrit un article intitulé «Iran, Al-Qaeda and the Taliban: A Strategic Move or a Matter of Expediency? («L’Iran, Al-Qaïda et les talibans: une démarche stratégique ou une question d’opportunité?») Il y considérait que le rapport entre ces trois entités était tactique. Il concluait qu’une telle alliance de diverses idéologies ne pourrait pas être maintenue sur le long terme. «Ils utilisent les uns envers les autres la politique de la carotte et du bâton. Il est peu probable que cette alliance devienne stratégique», assurait-il. Nabil a également pointé du doigt les dissidents antitalibans en Iran, notamment les commandants moudjahidines, les anciens membres de la sécurité afghane, et la Brigade Fatemiyoun, qui pourraient tous être exploités pour faire pression sur les talibans.
Dans ce contexte, on ne peut ignorer ce qui a été dévoilé le mois dernier par Mohammed Hossein Jafarian, journaliste iranien et expert des affaires afghanes, dans une interview à Afghanistan International. Ce dernier a indiqué que les plus hauts responsables de la sécurité dans trois provinces frontalières afghanes appartenaient à des groupes baloutches opposés au régime iranien.
Selon Jafarian, dans la province afghane d'Herat, un responsable nommé Moulavi Tawhidi, séparatiste baloutche, dirige toutes les affaires de sécurité. Il était aussi le bras droit de Rigi. Par ailleurs, Qari Ziai est responsable de toutes les affaires de sécurité dans la province de Farah, voisine du Khorassan du sud iranien. Également séparatiste baloutche iranien, c’était l’un des commandants du groupe de Rigi. En outre, dans la province de Farah et la ville de Zaranj, dans la province iranienne voisine du Sistan-Baloutchistan, un autre séparatiste baloutche et proche collaborateur de Rigi, Abdelmalik Mullazadeh, est en charge de toutes les affaires de sécurité.
Dans l’interview, Jafarian a réaffirmé que le conflit au sujet de la part de l’Iran dans le fleuve Helmand, et les escarmouches frontalières entre les deux pays découlaient de cette question. Il se pourrait peut-être qu’il y ait un certain contexte à ces nominations, et que le régime taliban ait accordé à ces fonctionnaires la citoyenneté afghane, et les considère comme des citoyens afghans. Mais naturellement, l’Iran les perçoit différemment.
«L’Iran comprend parfaitement que toute escalade de la situation avec les talibans, un groupe militant, serait incontrôlable»
Dr Mohammed Al-Sulami
À titre d’exemple, lorsque les attentats à la bombe en janvier à Kerman ont eu lieu, lors de l’anniversaire de la mort de Qassem Soleimani, le journal Jomhouri Eslami a écrit un article intitulé «La sécurité ne sera pas assurée par la rhétorique». Il a attiré l’attention sur la nomination de ces trois personnes dans les provinces afghanes voisines de l'Iran. Dans cette perspective, le journal pose une question justifiée: toutes ces nominations ont-elles été faites de manière fortuite, sans arrière-pensée? Les responsables iraniens ne se soucient-ils pas des liens profonds qui existent entre les talibans et l’État islamique au Khorassan, et au rôle trompeur qu’ils jouent pour éviter que les talibans ne soient blâmables?
Le journal ajoute que les services de sécurité et de renseignement de Téhéran devraient être plus vigilants concernant les frontières orientales de l’Iran, en raison des actions des groupes basés en Afghanistan visant à saper la sécurité du pays.
Malgré les preuves selon lesquelles des combattants de l’État islamique au Khorassan seraient entrés en Iran depuis l'Afghanistan et auraient reçu une formation dans le pays, le régime iranien a décidé de frapper la semaine dernière le Pakistan. Il a mené une attaque de missiles et de drones sur l'ouest du pays. Le ministre iranien des Affaires étrangères a déclaré que l’attaque visait Jaish al-Adl, qu’il a décrit comme un «groupe terroriste iranien» au Pakistan.
En réponse, Islamabad a rappelé son ambassadeur à Téhéran et a empêché le retour de celui de l’Iran. Les forces armées pakistanaises ont également lancé des frappes de représailles contre les terroristes baloutches, aux alentours de la ville de Saravan.
Cette vive escalade semble s’être calmée pour l’instant, les deux parties étant disposées à reprendre leurs relations diplomatiques, tandis que demeure en suspens la question suivante: si les attaquants de Kerman venaient d’Afghanistan, pourquoi l’Iran a-t-il décidé de frapper le Pakistan et non l’Afghanistan?
La réponse est simple: en ciblant un État qui respecte les normes internationales et comprend l’importance de la diplomatie pour régler les conflits, l’Iran était conscient que son escalade avec le Pakistan serait rapidement gérée et contrôlée. D’un autre côté, il comprenait parfaitement que toute escalade avec les talibans, un groupe militant, serait incontrôlable, les talibans ne prenant pas en considération l’importance des normes internationales, ni le rôle des mécanismes diplomatiques pour régler les conflits.
Nous pensons que les talibans et l’Iran tentent d’exercer des pressions l’un sur l’autre, même si les premiers ont rassuré les responsables iraniens sur le fait que les territoires afghans ne deviendront jamais une rampe de lancement pour des attaques contre les pays voisins. En retour, l’Iran a rassuré les talibans, affirmant qu’il ne soutiendrait pas une opposition contre eux. Cependant, il est clair que l’expulsion des migrants afghans, l’accueil de dissidents antitalibans, et le contrôle de la Brigade Fatemiyoun, entraînée par le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), sont autant d’outils utilisés par l’Iran pour faire pression sur les talibans. Ceux-ci en sont bien conscients.
Pourtant, la nomination de membres de groupes extrémistes opérant en dehors de l’Afghanistan dans les services de sécurité, et de Baloutches à des postes de sécurité dans les provinces afghanes voisines de l’Iran, constituent des évolutions alarmantes qui ont fait naître les inquiétudes de Téhéran quant à la menace sécuritaire se cachant le long de sa frontière orientale.
Le Dr Mohammed Al-Sulami est le fondateur et le président de l'Institut international d'études iraniennes (Rasanah).
X: @mohalsulami
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com