2020, l'année des changements réels au Moyen-Orient?

"Dans un monde où ce renouveau d’autoritarisme semble être à la mode, le virus a été hautement égalitaire"
"Dans un monde où ce renouveau d’autoritarisme semble être à la mode, le virus a été hautement égalitaire"
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Publié le Vendredi 01 janvier 2021

2020, l'année des changements réels au Moyen-Orient?

2020, l'année des changements réels au Moyen-Orient?
  • Nous vivons à une époque de suspicion accrue entre les pays, et au sein même des États. On se méfiait déjà de plus en plus de la Chine, de ses pratiques commerciales et de son attitude cavalière à l’égard de la propriété intellectuelle
  • L'incapacité à répondre au désir historique et profondément enraciné d’autodétermination des Palestiniens est un casse-tête politique en attente

Il est toujours judicieux de revoir ses propres prédictions. Donc, avant de commencer à rédiger cet article au sujet de la région en 2020 et ce à quoi on pourrait s'attendre en 2021, je suis revenu sur ce que j'avais écrit l'année dernière. J'ai commencé par ce qui s'était passé en Iran en 1978, lorsque les partisans de Khomeiny ont incendié le cinéma Rex à Abadan, et ont accusé le shah de toutes les morts qui ont inévitablement suivi. Même lorsque vous imaginez l’avenir, l’histoire doit être prise en compte. Et c’est en partie parce que, malgré toutes ses troubles, certaines caractéristiques sous-jacentes de la région sont restées constantes au fil des ans. Et ce sont elles qui comptent vraiment, non pas les événements transitoires qui ont tendance à surexciter certains chroniqueurs.

Parfois - seulement parfois - vous sentez que quelque chose d'important a changé, une hypothèse sous-jacente durable s'est avérée fausse, un point d'inflexion a été dépassé. Et que plus rien ne sera pareil. Pour trois raisons, c’est plutôt ce que je pense de 2020.

Premièrement, la Covid-19. Dans un monde où ce renouveau d’autoritarisme semble être à la mode, le virus a été hautement égalitaire, ne respectant ni les frontières ni le statut social des individus. On a beaucoup discuté de la manière dont certains pays ont mieux géré l’impact de cette pandémie que d’autres. Personnellement, je pense qu’il est trop tôt pour se prononcer. Personne ne parle désormais avec autant d'admiration du modèle suédois. Partout en Europe, nous avons observé des gouvernements prétendre un contrôle épidémiologique, pour voir ensuite l'incidence des infections augmenter de plus belle. Nous avons vu des économies lutter pour s'ouvrir puis se refermer. Les cas particuliers comme la Nouvelle-Zélande et Singapour, ou même la Chine - avec son système politique hautement centralisé et sous surveillance étroite - ne sont pas non plus des modèles viables pour les grands pays diversifiés et densément peuplés avec un grand nombre de touristes et de voyageurs d'affaires. Les États du Golfe semblent avoir assez bien géré la pandémie. Mais il y a manifestement de graves problèmes, et une sous-représentation massive des cas, en Iran, en Irak, en Syrie, au Yémen et ailleurs dans la région.

 

Même avec la meilleure volonté du monde, il est difficile de voir un retour au même modèle de croissance mondiale une fois ce virus apprivoisé

La crise a mis en évidence la tâche à laquelle tous les gouvernements de la région sont confrontés pour restructurer leurs économies et répondre aux aspirations de leurs populations croissantes. Le véritable défi ne sera pas seulement de savoir dans quelle mesure les pays parviennent à protéger leurs économies du plein impact du virus, et ensuite à quelle vitesse elles se redressent. Ce sera plutôt la manière dont nous mettrons à profit ensemble la crise pour réfléchir à de nouvelles et de meilleures façons de prospérer, d'améliorer la cohésion sociale et de reconstruire un sentiment de solidarité internationale. Il serait difficile de voir un retour au même modèle de croissance mondiale une fois le virus neutralisé, avec la meilleure volonté du monde. Quelles que soient ses origines, il a amplement exposé la vulnérabilité des économies ouvertes face aux menaces biologiques. Cela rendra sans doute la question de la résilience nationale encore plus urgente. Nous vivons à une époque de suspicion accrue entre les pays, et au sein même des États. On se méfiait déjà de plus en plus de la Chine, de ses pratiques commerciales et de son attitude cavalière à l’égard de la propriété intellectuelle. On pourrait discuter de la validité des tactiques de confrontation établies par l'administration Trump, mais la plupart des Américains, comme probablement la plupart des Européens, ne les trouvent pas exactement injustifiées. Et cette optique ne changera certainement pas.

Pendant ce temps-là, l’expansionnisme agressif dans la mer de Chine méridionale, en plus de l’attitude ambiguë de Washington quant à sa stratégie de défense dans la région, conduit le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et l’Australie à reconsidérer leurs propres positions de défense et à penser une action commune. Aussi, l'incertitude quant aux intentions américaines dans le Golfe, en Irak et en Syrie amène les pays de la région à prendre les choses en main. Il existe bien sûr des disproportions de pouvoir partout, comme il y a aussi des acteurs externes qui compliquent la situation, je pense à la Russie et la Turquie en particulier. Tout cela s’ajoute à un degré d’incertitude et de changement aux niveaux mondial et régional que nous n’avons pas vu depuis la fin de la guerre froide.

Certaines personnes invoquent passionnément une opportunité pour l'Europe de renforcer son engagement international, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Ce n’est que pur fantasme. L'engagement européen n’a du sens que dans la perspective d’un accord avec les États-Unis. Il n'y a jamais eu de position européenne unique sur la Libye, la Syrie ou l'Irak. Ce que j'ai écrit l'année dernière sur les attitudes contradictoires des principaux États européens envers l'Iran reste vrai. Par contre, l’UE ne peut même pas parvenir à une vision commune de l’aventurisme régional de la Turquie et des actions et des paroles incendiaires de Recep Tayyip Erdogan envers ses alliés européens et de l’OTAN.

Cela m'amène à mon deuxième point. Le développement politique le plus important dans la région n’est pas arrivé dans le courrier diplomatique traditionnel. On l’a plutôt vu venir avec Trump, dans une atmosphère propice à la normalisation des relations avec Israël par les EAU, Bahreïn, le Soudan et à présent le Maroc. Tout cela n'est pas tout à fait ce qu'il semble être: le Maroc entretenait des relations raisonnables, quoique souvent secrètes, avec Israël, facilitées par ses liens historiques avec la grande communauté Mizrahi, de plus en plus influente. L'annonce récente de la normalisation sert clairement les intérêts de l'administration Trump sortante. Et cela a un prix non négligeable: la reconnaissance par les États-Unis des revendications marocaines sur le Sahara occidental, chose qui pourrait pourtant revenir nous hanter. Mais la reconnaissance ouverte de la nécessité des relations appropriées entre Israël et les États arabes du Golfe est basée sur un sobre calcul des intérêts communs. C'est quelque chose que d'autres gouvernements du Golfe ont salué. Cela représente aussi un changement profond et historique dans la manière dont Israël et tous les autres États de la région abordent désormais les questions de sécurité régionale.

La normalisation avec Israël représente un changement attendu depuis longtemps dans l'architecture diplomatique de la région

Encore une fois, cela ne signifie pas que tout se passera bien. La question palestinienne n'a peut-être son attrait viscéral d’antan, surtout pour ceux qui ont personnellement vécu les conflits de 1956, 1967 et 1973 ou même la longue agonie du pauvre Liban. Mais l'incapacité à répondre au désir historique et profondément enraciné d’autodétermination des Palestiniens est un casse-tête politique en attente, surtout si le désespoir et la colère conduisent à une reprise de la violence à Gaza, en Cisjordanie ou sur les lieux saints en Jérusalem. Dans ce cas, la normalisation mettra les nouveaux amis arabes d’Israël dans une situation embarrassante. Il ne s’agit pas de prendre simplement du recul, Ils devront faire véritablement partie de la solution.

C’est l’occasion rêvée d'être à la fois impliqué et réellement constructif. Et cela fournit un puissant effet de levier. Et surtout, cela les positionne comme des partenaires importants dans tout nouveau processus de négociation, si et quand l'administration Biden porte enfin son attention sur la question. Plus important encore, cela représente un changement attendu depuis longtemps dans l'architecture diplomatique de la région. Cela rend public quelque chose que pratiquement tout le monde a compris depuis des décennies: Israël est là pour rester, et il partage des intérêts stratégiques avec la plupart des États arabes. Il permet peut-être de rêver au jour où un marché régional intégré pourrait enfin émerger, mettant fin au gaspillage du potentiel extraordinaire des jeunes en particulier. Comme il permet plus immédiatement d'imaginer un véritable effort collectif pour relever le défi de l'instabilité régionale complexe, une fois pour toute.

Cela m'amène à mon troisième point. L'une des principales causes de l'instabilité est la mauvaise gouvernance et la corruption politique, qui ont contribué de façon manifeste à accélérer l’effondrement des États ces dernières années au Liban, en Syrie, en Libye et en Irak. La mauvaise gouvernance attire à coup sûr les prédateurs, dont la Russie, la Turquie et certaines puissances régionales. Mais le prédateur le plus déterminé depuis 1979 est apparemment l'Iran.

Pourtant, en Iran aussi, quelque chose de fondamental a changé. Il est clair pour quiconque qui prête attention que la plupart des Iraniens aiment leur pays, mais qu’ils n'aiment pas la République islamique. La République islamique a, même selon ses propres critères, eu une mauvaise année, à commencer par les frappes meurtrières qui ont éliminé deux des lieutenants les plus loyaux et les plus compétents du guide suprême Ali Khamenei, les inattaquables Qassem Soleimani et Abu Mahdi Al-Muhandis. Téhéran a menacé de se venger, puis, le silence. Silence aussi, lorsque Imad et Jihad Mughniyeh ont été tués, même chose pour Mustafa Badreddine. Mais pour être juste, Soleimani a lui-même peut-être organisé cet assassinat, c’est peut-être juste un peu de justice poétique. La mauvaise année a commencé peut-être quand les archives nucléaires ont été exfiltrées en 2018 à partir d’un entrepôt soi-disant sécurisé au cœur de Téhéran, ou à la suite des mystérieuses cyberattaques, du sabotage de Natanz, des frappes israéliennes répétées contre les actifs et les positions iraniennes dans toute la Syrie et jusqu'à la frontière irakienne, ou de l'assassinat, embarrassant, d'Abou Mohammed Al-Masri, un haut responsable d'Al-Qaïd, dans les rues de Téhéran en août.

 L’année se termine avec l’assassinat en plein jour d’une autre haute personnalité liée au programme nucléaire iranien, Mohsen Fakhrizadeh. Le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) ne sait s'il a été tué par un dispositif miraculeux contrôlé du ciel, ou simplement abattu par une équipe meurtrière qui s’est ensuite volatilisée. Le dernier scénario permet aux autorités d’imputer la responsabilité à des citoyens qu’ils n’apprécient pas, et l’affaire est ainsi close.

Ce que l'assassinat de Soleimani et d'Al-Muhandis nous a appris, c'est que, quel que soit l'avenir des forces terrestres américaines dans la région, les États-Unis peuvent faire ce qu'ils veulent à partir des cieux: après tout, vous ne pouvez vraiment pas installer des engins explosifs improvisés à 10000 pieds. Et ce que révèlent les autres incidents, c'est le responsable peut accéder à n'importe qui et n'importe quoi, n'importe quand et n'importe où. Ce n’est pas une bonne chose pour un État qui vante de sa culture sécuritaire, surtout quand les généraux du CGRI, garants de la sécurité, se préparent à prendre le pouvoir lorsque Khamenei aura quitté la scène.

 

La République islamique a, même selon ses propres critères, connu une mauvaise année, à commencer par les frappes meurtrières qui ont chassé Qassem Soleimani et Abu Mahdi Al-Muhandis

La campagne américaine de pression maximale, qui cible de plus en plus des personnes désignées en Iran, en Irak, en Syrie et au Liban (et maintenant, chose intéressante, en Turquie), est assez efficace jusque-là. Les observateurs aiment dire que cela ne fonctionne pas, puisque la République islamique est toujours là, mais c'est supposer que le but de la politique est de renverser le régime. Et si elle était réellement conçue pour la réduire, augmenter le coût de ses excursions, et limiter sa capacité à nuire aux autres? Cela a eu au moins un effet. Les milices khomeynistes en Irak peuvent poser des bombes sur les routes principales et lancer des roquettes sur la zone verte, le Hezbollah peut continuer à prétendre que les jours d’Israël sont comptés, et les généraux du CGRI peuvent toujours se vanter de détruire les États-Unis. Mais si Washington retire finalement ses forces terrestres de la région, ce sera à cause de sa politique interne, et non pas à cause des menaces stratégiques d'un Téhéran à court d'argent et de ses alliés. Cela n'empêchera pas non plus les États-Unis de pouvoir propulser une puissance massive s'ils le souhaitent.

Quoi qu'il arrive dans l'espace sécuritaire à court terme, il y a des signes clairs que les gens ordinaires de la région, et pas seulement les jeunes, en ont assez du genre de positions inutilement destructrices dans lesquelles l'Iran se spécialise; tout comme ils en ont assez de l'instrumentalisation politique d'une grande religion par les extrémistes et du pillage des ressources nationales par les élites corrompues.

L'année prochaine, nous verrons des élections en Israël, en Iran et en Irak. Mais les élections ne seront pas elles-mêmes le vecteur du changement. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu est l’opérateur politique le plus accompli de l’histoire israélienne et, en Iran comme en Irak, le trafic d’influence, la corruption électorale et l’intimidation seront de toute façon décisives. Mais vous pouvez encore en dire long sur un pays à partir des élections. Et si l'administration Biden est prête à s'appuyer sur les changements profonds que nous avons observés au cours des quatre années de l'administration Trump, réfléchissez sérieusement à ce que les preuves nous disent sur les véritables priorités des habitants de la région, privilégiez l'évolution plutôt que la révolution et construisez un nouveau consensus parmi les alliés américains sur la façon dont nous allons de l'avant collectivement. C’est à ce moment-là qu’il y aura tout un monde d'opportunités dans cette région.

Cela en soi est tellement nouveau. Mais une chose reste la même: quels que soient les changements apportés par un monde post-Covid-19, nous aurons toujours besoin du leadership américain si nous voulons réaliser quelque chose qui vaut effectivement la peine.

 

Sir John Jenkins est chercheur principal à Policy Exchange. Jusqu'en décembre 2017, il était directeur correspondant du Moyen-Orient à l'Institut international des études stratégiques (IISS), basé à Manama, Bahreïn, et a été chercheur principal à l’Institut des affaires mondiales Jackson de l'Université de Yale. Il a également été l'ambassadeur britannique en Arabie saoudite jusqu'en janvier 2015.

 

Les opinions exprimées par les auteurs dans cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com