Dimanche, le Liban votera une nouvelle fois. Vous avez hâte? Non, moi non plus. Les élections au Moyen-Orient sont généralement aussi prévisibles que La Guerre des étoiles. Vous vous rendez au bureau de vote, vous faites la queue patiemment sous la chaleur, vous déposez votre bulletin dans l’urne, vous trempez vos doigts dans l’encre, vous rentrez chez vous, fiers d’avoir participé à un acte démocratique mais, lorsque vous vous réveillez le lendemain, absolument rien n’a changé.
L’Irak est actuellement un cabaret politique permanent qui illustre parfaitement le problème. À première vue, les principaux gagnants des élections nationales d’octobre dernier ont été les sadristes. Ils n’ont peut-être pas augmenté leur nombre total de voix, mais celles-ci ont été réparties là où elles ont le plus d’impact. Leurs principaux adversaires, le groupement de partis chiites désormais connu sous le nom de «Cadre de coordination», ont été déçus, mais pas découragés.
Ils ont simplement empêché la formation d’un nouveau gouvernement en recourant à une série de tactiques dilatoires inspirées des méthodes utilisées à mauvais escient par Nouri al-Maliki en 2010, notamment la cooptation du président de la Cour suprême et l’exploitation cynique des ambiguïtés de la Constitution irakienne de 2005. Ils ont été aidés par les divisions entre les deux principaux partis kurdes, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), qui réclament chacun la présidence pour eux-mêmes.
Le Cadre de coordination a l’impudence de prétendre qu’il agit au nom de la démocratie et des règles constitutionnelles sous prétexte qu’aucun gouvernement ne devrait être formé s’il ne garantit pas le contrôle politique du bloc chiite dans son ensemble. Il s’oppose à la tentative des sadristes de l’exclure et d’inclure à la place des indépendants et des partis sunnites et kurdes. Il est soutenu dans toute cette démarche par l’Iran, qui craint de perdre son influence si la politique irakienne devient réellement plus ouverte et répond aux besoins réels et matériels de tous les Irakiens, et pas seulement d’un petit nombre de larbins motivés par l’idéologie et avides de pouvoir. Tant pis pour l’intérêt national…
Toutefois, c’est exactement ce que l’on obtient avec un système de «mouhasassa», connu en français sous le nom de «consociationalisme», à savoir la distribution de la représentation politique selon des lignes communautaires, telles que définies par des intermédiaires autoproclamés. D’aucuns diront qu’il s’agit d’un moyen pratique de limiter les tensions communautaires, en accordant une part proportionnelle des avantages politiques aux groupes mutuellement suspects. En pratique, cela garantit la corruption, l’opportunisme politique et le blocage de toute évolution politique positive.
La démocratie électorale est un processus et non un résultat. Elle est le produit et non la cause d’une idéologie politique
Sir John Jenkins
De tous les pays de la région, le pauvre Liban est celui qui a le plus longtemps été victime de cet accident de voiture au ralenti. Je comprends les raisons du Pacte national de 1943 et pourquoi l’accord de Taëf de 1989 n’a fait que modifier le cadre de représentation pour tenir compte des changements démographiques. Après tout, les guerres civiles sont épuisantes et il est toujours prioritaire de les arrêter. Cependant, le consociationalisme n’est pas une réponse à long terme. Il favorise la représentation ou le bien-être non pas des individus ou de la communauté dans son ensemble, mais des petits groupes prédateurs et de leurs chefs.
Au Liban et aujourd’hui en Irak, ce système produit des politiciens communautaristes professionnels qui prennent des décisions non pas en fonction des intentions des électeurs telles qu’elles sont révélées par les élections, mais dans le cadre de négociations à huis clos avec d’autres groupes d’élite dont le principal objectif est de préserver leur pouvoir et l’accès aux ressources de l’État que ce pouvoir leur fournit. Cet accès, à son tour, soutient le favoritisme dont dépend un tel système. Cela constitue un terrain fertile pour des acteurs extérieurs tels que l’Iran, qui soutiennent la croissance de milices comme le Hezbollah au Liban et Asaïb Ahl al-Haq et les Kataëb Hezbollah en Irak. Dans les deux pays, ces milices ont bloqué le changement et entravé la bonne gouvernance et, dans l’intérêt de leur allié, elles tiennent désormais des pays entiers en otage.
Où est-ce que cela a mené? En Irak, à des inégalités économiques massives, à une catastrophe environnementale (avec des pénuries d’eau chroniques, des échecs agricoles et, ces derniers jours, certaines des pires tempêtes de sable de l’histoire récente), à des infrastructures nationales totalement inadéquates, à l’anarchie et au pillage des caisses de l’État.
Il en est de même au Liban, comme en témoigne l’absence totale de responsabilisation dans l’explosion du port de Beyrouth de 2020, l’effondrement de la Banque centrale, la situation économique désastreuse et l’augmentation rapide de la pauvreté. Si nous examinons les élections, les enquêtes sociales et d’autres sondages d’opinion réalisés au Moyen-Orient et en Afrique du Nord depuis 2011 (ou en Irak depuis 2003), il est clair que beaucoup, sinon la plupart des Arabes – et même des Iraniens, des Kurdes, des Berbères, des Touaregs, des Turkmènes, des Arméniens, des Assyriens et des Yézidis – veulent avoir leur mot à dire dans le choix de gouvernements honnêtes, compétents, efficaces et responsables. L’absence de tels gouvernements était l’un des principaux moteurs des printemps arabes.
Mais si nous nous penchons ensuite sur les résultats réels de ces élections, nous constatons une illustration graphique de l’observation faite par l’intellectuel marxiste italien Antonio Gramsci, réalisée dans le contexte de l’Europe des années 1930, selon laquelle le nouveau ne peut pas naître, l’ancien ne veut pas mourir et la lutte entre les deux donne lieu à une variété de symptômes plus ou moins morbides. Plus particulièrement, nous pouvons voir l’emprise continue des systèmes tribaux, claniques, ethniques, religieux, sectaires et d’autres groupes affiliés sur la politique et la sociologie du Moyen-Orient.
Ni les élections libanaises ni les élections irakiennes n’ont produit une classe de politiciens perméables et amovibles qui représentent les intérêts de leurs électeurs au mieux de leurs capacités et de leur jugement. Au contraire, elles confirment dans leurs fonctions un ensemble d’élites dont le pouvoir ne découle pas des urnes mais de l’accumulation de capital social, de favoritisme et de la construction délibérée de barrières ethniques, communautaires ou confessionnelles.
Cette histoire se répète avec des variations dans toute la région. Certains observateurs pensaient que les printemps arabes donneraient lieu à une gouvernance meilleure et plus responsable. À la place, il ont engendré de l’insécurité, une agitation sociale, une instrumentalisation de la religion, la montée de politiques identitaires souvent violentes et, là où des élections ont eu lieu, l’installation au pouvoir d’élites confessionnelles corrompues et peu réactives ressemblant beaucoup aux anciennes. Par conséquent, dans toutes les élections de la région depuis 2011, nous constatons maintenant que la confiance populaire dans les urnes diminue lentement en réponse aux problèmes endémiques et persistants de mauvaise gouvernance, de corruption et de captation des ressources de l’État. Si le vote ne change rien, pourquoi se donner la peine de voter?
La démocratie électorale est un processus et non un résultat. Elle est le produit et non la cause d’une idéologie politique. En Europe, où le libéralisme politique est une exception à expliquer plutôt qu’une règle normative à exporter, les systèmes électoraux qui s’expriment de diverses manières dans différents pays sont le résultat d’un ensemble très contingent d’expériences historiques. Ils sont sous-tendus par une idéologie articulée des droits et libertés individuels dont les origines remontent au droit romain et à la Common law.
En Occident, la modernité était un projet culturel avant d’être un projet institutionnel. Une démocratie électorale réussie exige le développement d’habitudes d’esprit et de pratiques sociales durables, ainsi qu’un sens partagé du passé et de l’avenir. Elle nécessite la reconnaissance que le pouvoir peut être transféré pacifiquement, le souvenir vivant d’un comportement efficace et non prédateur de l’État, ainsi qu’une société civile non intimidée. Elle nécessite un sens commun de la justice et l’acceptation de l’État de droit, ainsi que des institutions publiques fortes, indépendantes et impartiales pour arbitrer.
La vraie question est donc la suivante: comment les conditions peuvent-elles être réunies pour qu’une démocratie électorale fonctionnelle puisse naître et se maintenir au Liban, en Irak, en Tunisie ou ailleurs au Moyen-Orient et en Afrique du Nord? Au cœur de cette question, il s’agit non pas de la démocratie, mais de l’État et de la gouvernance. La plupart des citoyens veulent des États forts et responsables qui assurent la sécurité, la prospérité, des services et des emplois. Les systèmes politiques comme ceux du Liban et de l’Irak ont échoué de manière catastrophique à répondre à ce désir. Les élections de dimanche au Liban ne résoudront pas le problème. Elles ne feront que l’illustrer.
Partout où ces systèmes persistent, il y a probablement une majorité de personnes en faveur de quelque chose de différent, mais il faut d’abord éliminer les systèmes existants ou, au moins, les modifier radicalement. Cela entraîne d’énormes risques, en particulier dans les endroits où des milices meurtrières sont implantées. Néanmoins, il est peut-être possible de trouver un certain réconfort dans le courage de ces personnes, souvent des jeunes, qui sont descendues dans la rue ces dernières années à Beyrouth, Bassora, Bagdad, Saïda, Tripoli et Tyr pour réclamer un changement fondamental. En Irak, certains se sont même fait élire. Si leurs homologues libanais se rassemblaient autour d’une plate-forme unique, ils pourraient bien progresser. Le processus sera lent, difficile et dangereux, et il faudra d’abord construire un État fort et efficace plutôt que de simplement mettre en place un ensemble d’urnes Potemkine. Mais quelque chose doit être fait, n’est-ce pas?
Sir John Jenkins est chercheur principal à Policy Exchange. Jusqu’en décembre 2017, il était directeur correspondant (Moyen-Orient) à l’International Institute for Strategic Studies, basé à Manama, Bahreïn, et occupait le poste de chercheur principal au Jackson Institute for Global Affairs. Il était l’ambassadeur britannique en Arabie saoudite jusqu’en janvier 2015.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com